Numărul 2 / 2013
L’ÉVOLUTION DE LA NOTION DE FAMILLE ET SES CONSÉQUENCES EN MATIÈRE SUCCESSORALE EN DROIT FRANÇAIS[1]
Pierre BECQUÉ*
Résumé: Le droit français des successions et ses nombreuses réformes depuis le Code Napoléon sont très symptomatiques de l’adaptation des règles juridiques aux évolutions économiques, sociales et culturelles qu’a connue la famille. La dévolution successorale dans le Code Napoléon est principalement déterminée par la loi, basée en principe sur les liens affectifs présumés du de cujus , mais surtout sur la parenté par le sang jusqu’au douzième degré. Durant des dizaines d’années, ce droit issu du Code Civil de 1804 ne va subir que des réformes par petites touches. Les bouleversements du contexte sociologique et économique entourant la famille ont apportés des reformes qui feront l’objet de notre analyse.
Mots clés: famille, succession légale, reforme, conjoint survivant
Il m’a été demandé d’évoquer les conséquences en matière successorale de la notion de famille en droit français. Je suis quelque peu inquiet d’avoir à traiter ce sujet devant l’un des grands spécialistes français du droit de la famille, Monsieur le Professeur Michel Grimaldi. Je parlerai sous son contrôle et il n’hésitera pas à corriger ou compléter mon propos. Deux observations préalables : - je pense que le droit français des successions et ses nombreuses réformes depuis le Code Napoléon sont très symptomatiques de l’adaptation des règles juridiques aux évolutions économiques, sociales et culturelles qu’a connue la famille. - j’ai limité mon intervention aux conséquences de ces différentes évolutions en matière de succession légale, c’est-à-dire en l’absence de testament. Nous pourrions d’ailleurs retrouver des conséquences identiques et parallèles en matière de successions testamentaires et de libéralités, mais cela nous aurait amené à sortir du cadre général du sujet. Il n’y aura donc que peu d’allusions à ces deux domaines.
Je voudrais successivement évoquer les grandes lignes de l’évolution de de notre droit des successions et essayer d’expliquer cette évolution par les profondes modifications qui ont touché la notion même de famille.
I°/ Historique du droit des successions On peut dire que la succession, l’héritage, peuvent être fondés sur trois conceptions différentes. - la première consiste à dire que le droit à succession est rattaché au droit de propriété, et que la dévolution est fondée sur les liens affectifs présumés du de cujus. C’est une conception individualiste. - la seconde conception est basée sur l’idée de la nécessaire conservation des biens dans les familles afin, notamment de garantir des ressources suffisantes aux générations futures. Cette conception justifie la réserve héréditaire et conduit naturellement à l’exclusion du conjoint survivant et des enfants naturels de la dévolution légale. - enfin la troisième conception confie à la puissance publique le rôle de la détermination des modalités de dévolution du patrimoine héréditaire. En schématisant un peu, on peut dire que jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la famille obéissait au modèle patriarcal, inspiré du droit romain et basé sur l’autorité exclusive du pater familias. La famille ne s’entendait donc que de celle fondée sur le mariage purement religieux : la femme n’avait que des droits très réduits et les enfants nés d’unions hors mariages avaient des droits très limités. La préoccupation essentielle de ce droit successoral conservateur était la conservation des biens dans la famille.
La Révolution Française est venue introduire l’idée d’égalité qui lui est chère : le mariage devient un contrat civil qui peut être résilié par le divorce. La femme obtient certains droits à égalité avec son époux. Le droit d’ainesse est supprimé, et les enfants naturels se voient reconnaitre des droits identiques à ceux des enfants légitimes.
Le Code Napoléon retient une conception transactionnelle entre le droit de l’Ancien Régime et le droit issu de la Révolution. La dévolution successorale est principalement déterminée par la loi, basée en principe sur les liens affectifs présumés du de cujus , mais surtout sur la parenté par le sang jusqu’au douzième degré. Le conjoint survivant et les enfants naturels sont exclus de la succession. « Le système de la dévolution successorale ab intestat repose d’abord sur la parenté et accessoirement sur le mariage » a écrit Monsieur le professeur Malaurie. Durant des dizaines d’années, ce droit issu du Code Civil de 1804 ne va subir que des réformes par petites touches : citons notamment la limitation de la succession ab intestat au sixième degré de parenté (au lieu du douzième auparavant), à partir de 1917. II°/ Raisons de cette évolution Pendant cette période pourtant deux constats peuvent être faits et je précise à ce sujet que plusieurs Congrès des Notaires de France avaient attiré l’attention sur cette situation : - les règles juridiques n’étaient plus adaptées aux réalités de la société - le droit successoral restait trop défavorable au conjoint survivant.
1°) Inadaptation des règles juridiques Les bouleversements du contexte sociologique et économique entourant la famille peuvent être résumés autour de quelques idées : - le resserrement des liens autour du noyau conjugal, que certains ont appelé « la famille nucléaire » a remplacé petit à petit la famille élargie basée sur la parenté par le sang. Le ménage a pris la place du lignage et l’alliance sur la parenté. La vocation successorale limitée du conjoint est apparue en décalage avec la place prépondérante qu’est devenue la sienne dans la famille. - compte tenu du nombre important et croissant des divorces et du développement considérable de l’union libre dans les dernières décennies, les modèles familiaux se sont diversifiés et les familles conjugales recomposées se sont multipliées. - parallèlement à cette évolution de la société et des mœurs, le patrimoine a vu sa composition changer : autrefois, la fortune des familles se composait essentiellement de biens immobiliers reçus par succession des générations précédentes, justifiant le souhait de les conserver dans la même ligne successorale. Désormais ce patrimoine est le plus souvent composé de biens acquis pendant le mariage et son contenu s’est beaucoup diversifié. - enfin l’allongement sensible de la durée de vie a deux conséquences. D’une part les enfants héritent à un âge où leur patrimoine est déjà constitué et ils ont donc moins besoin de recevoir celui de leurs parents pour s’établir dans la vie. D’autre part, les conjoints survivants- la plupart du temps les veuves car l’écart de l’espérance de vie entre hommes et femmes ne se réduit pas- vivent plus longtemps, parfois malades et ont donc besoin de davantage de ressources, pour une durée plus longue.
2°) insuffisance de protection du conjoint survivant Le droit des successions a , jusqu’à très peu de temps, réservé au traitement très défavorable au conjoint survivant qui en était le « parent pauvre ». Le conjoint qui voulait améliorer le sort de celui qui lui survivrait, devait recourir au droit des régimes matrimoniaux ou au droit des libéralités. En l’absence du recours à l’un ou l’autre, le conjoint survivant ne pouvait prétendre à aucune vocation successorale légale. Malgré quelques améliorations au fil des décennies (accès à des droits en pleine propriété sur la succession en l’absence d’ascendants et de collatéraux dans au moins une ligne successorale par les lois du 3 décembre 1930 et du 26 mars 1957), et malgré les grandes réformes du droit de la famille des années soixante et soixante-dix ( loi du 13 juillet 1965 réforme des régimes matrimoniaux, loi du 4 juin 1970 sur l’autorité parentale, loi du 3 janvier 1972 sur la filiation, loi du 11 juillet 1975 sur le divorce, loi du 22 décembre 1976 permettant l’adoption de l’enfant du conjoint) ayant pour effet essentiel d’établir l’égalité des époux dans la gestion de la famille, la fin de la puissance paternelle, l’égalité des parents dans les droits et devoirs envers les enfants et égalité, mais encore partielle, entre les enfants légitimes et les enfants naturels), cette situation perdurait dans son principe. Elle était manifestement anachronique, à l’avis unanime de la doctrine, des praticiens et des citoyens. Ainsi que cela a déjà été dit, la famille s’est resserrée autour du couple et des enfants et le lien affectif avec les autres composantes de la famille s’est distendu. Le veuvage pouvant être de longue durée et le coût d’une éventuelle dépendance étant grandissant, il était devenu nécessaire de remédier à la situation précaire du conjoint survivant lorsque le défunt n’avait pas réglé sa succession en amont. III°/ le droit positif L’aboutissement de cette réflexion engagée depuis plus de trente ans a été le vote de la loi du 31 décembre 2001 « loi relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions du droit successoral », qui a été ensuite complétée par une loi du 23 juin 2006, « portant réforme des successions et des libéralités ». Nous reviendrons sur les dispositions essentielles du nouveau dispositif issu de ces deux grandes lois. Mais il faut noter, qu’avant ces deux lois, le législateur français avait entériné l’évolution des mœurs dans sa loi du 15 novembre 1999, consacrant d’une part l’existence du concubinage en le définissant pour la première fois dans le Code Civil, comme union de fait, d’autre part en instituant le PACS (Pacte Civil de Solidarité), « contrat conclu entre deux personnes physiques majeures, de sexe différent ou de même sexe, pour organiser leur vie commune ». Ces deux unions hors mariage n’ont cependant que des effets civils limités en ce qui concerne le droit successoral. L’absence de tout statut légal du concubin ne donne aucun droit successoral à celui qui survit. Pour ce qui est du PACS, de nombreuses règles ont été mises en place pour rapprocher ce contrat du mariage. Toutefois, sur le plan civil, le partenaire survivant n’a pas de vocation successorale à l’exception d’un régime de protection en ce qui concerne le logement (il a droit à la jouissance du logement du couple pendant un an). Cette absence de vocation successorale du partenaire a sans aucun doute été l’une des motivations de la réforme initiée en vue d’obtenir le « mariage pour tous », faisant du conjoint, même de même sexe un conjoint comme les autres, avec les mêmes droits que le conjoint dans les couples hétérosexuels mariés. Mais comme pour les couples mariés, il existe une forte incitation fiscale à prendre des dispositions de dernières volontés au profit du partenaire survivant, puisqu’il y a exonération totale des droits de succession entre partenaires. Ceci est l’une des explications du succès du PACS, initié à l’origine surtout pour les couples homosexuels mais utilisés aujourd’hui pour plus de 90% par des couples hétérosexuels. A titre d’information, je vous citerai quelques chiffres statistiques qui peuvent être intéressants : 1 enfant sur 2 nait hors mariage (6% en 1960) 40% des mariages se terminent par un divorce Il y aurait environ 16 millions de couples, dont 72% mariés et 700 000 couples pacsés, ce qui laisse près de 4 millions de couples en union libre. 200 000 personnes déclarent vivre en couple homosexuel Et dernier chiffre davantage proche du sujet : 80% des successions sont réglées ab intestat Sur 100 successions comprenant un conjoint survivant, 80% contiennent une disposition de dernière volonté au profit du conjoint survivant.
Mais revenons aux lois de 2001 et 2006. - la première disposition importante de la loi de 2001 est la reconnaissance de l’égalité des droits successoraux des enfants légitimes et des enfants naturels et adultérins (cette disposition a été prise dans la suite logique de la célèbre affaire Mazureck jugée en février 2000 devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme). Il faut signaler qu’un arrêt très récent de cette Cour en date du 7 février 2013 a condamné la France en reconnaissant l’application de cette égalité entre enfants légitimes et enfants adultérins même pour les successions ouvertes avant la réforme introduite par la loi de 2001. - en ce qui concerne les modalités proprement dites de la dévolution successorale légale, les objectifs essentiels visés par la loi de décembre 2001 sont de trois ordres : * permettre au conjoint survivant de garder les conditions de vie les plus proches possible de ses conditions de vie antérieures, * tenir compte de la présence éventuelle d’enfants de premier lit, en différenciant les solutions en fonction des situations familiales, * ne pas exclure totalement de la vocation successorale la famille par le sang. a) améliorer le sort du conjoint survivant a consisté à augmenter sa vocation successorale légale, c’est-à-dire en l’absence de testament. La loi a créé pour lui des droits légaux différents selon qu’il est en présence d’enfants du couple ou d’enfants qui ne sont pas communs au couple. En présence d’enfants communs , la loi a offert au conjoint survivant une option entre l’usufruit de la totalité des biens de la succession ou un quart en pleine propriété, sachant que l’usufruit est naturellement la solution qui permet le mieux au conjoint survivant de maintenir ses conditions de vie antérieures, mais qu’il peut être source de difficultés de gestion avec les enfants nu-propriétaires. En présence d’enfants d’un premier lit , le conjoint n’a pas d’option et ne peut recevoir que le quart de la succession en pleine propriété, cela pour éviter que l’usufruit d’un second conjoint beaucoup plus jeune que le de cujus n’empêche les enfants, du même âge voire plus âgés que ce dernier, de récupérer la pleine propriété des biens. En présence des parents- père et mère du défunt-, sans enfants, le conjoint recueille la moitié de la succession au titre de sa vocation successorale légale, et les trois quarts si un seul des parents est encore vivant. En l’absence de descendants ou de parents , le conjoint survivant recueille la totalité de la succession, mais petit « clin d’œil » au lignage par le sang, sous réserve d’un droit de retour légal de moitié au bénéfice des frères et sœurs du défunt, sur les biens de famille donnés au de cujus par ses parents et se retrouvant en nature dans la succession. La loi de 2001 a en outre reconnu, à hauteur de un quart de la succession en pleine propriété, la qualité d’héritier réservataire au conjoint survivant, mais à titre seulement subsidiaire, en l’absence de descendants ou d’ascendants du défunt. En effet les descendants et ascendants avaient qualité d’héritiers réservataires en premier et second rang.
La loi de 2006 a supprimé la qualité d’héritiers réservataires aux ascendants, de sorte que, aujourd’hui les seuls héritiers réservataires sont les descendants et le conjoint survivant, point d’orgue d’une évolution proche de la révolution culturelle ! Cette suppression de la qualité d’héritiers réservataires des ascendants ouvre beaucoup plus largement les dispositions de dernières volontés au profit du conjoint survivant, voire même du partenaire survivant dans les PACS.
b) mais permettre au conjoint survivant de maintenir ses conditions de vie antérieures, c’est, en plus de l’accroissement de sa vocation successorale légale, lui permettre de rester dans le domicile commun, qui dans de nombreuses successions constitue l’élément principal de la succession. La loi de décembre 2001 a créé deux types de droits afférents au logement : - le conjoint survivant peut garder- durant un an- la jouissance gratuite du logement occupé par le couple et des meubles le garnissant, précision faite que si le couple était seulement locataire de ce logement, la succession devra acquitter les loyers durant cette année-là. - le conjoint survivant va pouvoir demander un droit viager sur le logement avec le droit d’usage des meubles le garnissant. Précisons que ce droit viager va s’imputer sur la part successorale du conjoint survivant, et que, liberté testamentaire oblige, le défunt a toujours la possibilité, par testament authentique, de priver son conjoint survivant de ce droit viager. Ajoutons pour terminer que la loi du 23 juin 2006 est venue faciliter le règlement des successions en réformant les modalités d’acceptation de la succession à concurrence de l’actif net, en assouplissant les règles de l’indivision successorale, et en créant des mandats pour gérer la succession. Cette loi a eu également pour objectif de renforcer le principe de liberté de disposition de son patrimoine en ouvrant la possibilité de faire des libéralités transgénérationnelles, de faciliter les donations au sein des familles recomposées et en reconnaissant la validité de quelques pactes de famille. Ces réformes relèvent aussi de la consécration de l’évolution des familles (nous pouvons désormais utiliser le pluriel), mais nous ne nous attarderons pas dans ce domaine qui nous éloignerait du sujet.
En conclusion, plus de dix ans après ce bouleversement législatif de notre droit des successions, il apparait - à l’avis unanime des praticiens- que les lois de 2001 et 2006 ont atteint les objectifs recherchés d’adaptation et de modernisation, en créant un système équilibré entre les principes d’égalité et de liberté dans ce domaine. Ces réformes vont développer encore le rôle incontournable du notaire dans un domaine où il occupe déjà une place essentielle, en lui attribuant un devoir de conseil encore plus important notamment dans l’organisation anticipée des successions de ses clients. Il est prévisible que notre XXI ème siècle connaitra de nouvelles et nombreuses réformes tant le droit des successions est sensible aux évolutions sociétales. La première va résulter sans aucun doute dès les mois prochains de l’adoption par le Parlement français du « mariage pour tous », reconnaissant le mariage entre personnes du même sexe, avec ses conséquences en matière de filiation, donc de succession. Mais cela fera sans doute l’objet d’un prochain colloque.
[1] La présente étude est financée des fonds du projet de recherches PN-II-ID-PCE-2011-3-0249, n°174/2011, intitulé Evolution of family as a concept and its relevance for the inheritance order – a socio-juridical, religious and philosophical investigation, coordonateur Mircea Dan Bob. * Notaire, viceprésident de l’UINL; pierre.becque.uinl@notaires.fr. |