Numărul 2 / 2013 QUELLE VISION DE LA FAMILLE EN DROIT BELGE DES SUCCESSIONS ?[1]
Jean-Louis RENCHON*
Résumé : On connaît bien les paramètres qui ont présidé aux bouleversements récents de la famille et du droit de la famille. C’est le « sentiment » qui légitimerait désormais la construction ou la déconstruction d’un lien de famille. Ce sont les valeurs de liberté et d’égalité qui deviendraient les repères juridiques fondamentaux de la régulation des relations familiales. Liberté, au sens d’autonomie, d’autodétermination, de libération des interdits ou des contraintes. Egalité, au sens d’« égalité des droits » dans les relations sexuelles, affectives et familiales. Retrouve-t-on les mêmes paramètres dans le droit contemporain des successions ? En droit belge, force est de reconnaître que les évolutions n’ont certainement pas été aussi fulgurantes que dans le droit des personnes et de la famille. Il reste que les réformes déjà réalisées et celles qui vont être réalisées sont inspirées par les mêmes paradigmes. Mon exposé mettra particulièrement en évidence la suprématie aujourd’hui reconnue en droit belge au conjoint survivant par rapport au lien de filiation, y compris lorsqu’il s’agit d’un second ou d’un troisième mariage. C’est bien le lien fondé sur le sentiment et sur l’affection partagés au quotidien qui est privilégié au regard des liens symbolisant la transmission intergénérationnelle. Pareille mutation est véritablement de nature anthropologique.
Mots clés : famille, succession, égalité, mariage
INTRODUCTION
On pourrait y voir un signe qu’il est resté adapté aux besoins actuels, malgré les évolutions considérables qui se sont produites dans la société et dans la famille contemporaines. Comme je l’écrivais dans l’ouvrage d’hommage à notre collègue belge Jean-François Taymans : « Et si les concepts fondamentaux de notre droit successoral étaient profondément justes ? » [2].
Il est cependant plus vraisemblable que c’est tout à la fois parce que la matière est techniquement plus difficile à réformer que d’autres matières et parce qu’elle est, surtout, infiniment moins médiatique que le législateur belge ne s’est jusqu’à présent pas précipité dans une réforme d’envergure.
Il reste que certaines réformes importantes ont déjà été réalisées, et qu’à l’heure actuelle d’autres réformes sont en chantier qui viendraient traduire l’immixtion dans le droit des successions de l’idéologie individualiste et libérale à l’œuvre dans les relations affectives et familiales.
SECTION I – UN DROIT DES SUCCESSIONS ADAPTE A UNE VISION « SOCIALE » DE LA FAMILLE
Cette vision a été synthétisée dans des formules sans cesse répétées dans les discours politiques autant que dans les ouvrages de droit : « La famille est au fondement de la société » ou « La famille est la cellule de base de la société ».
La famille concourt en effet à construire, organiser et perpétuer la société, tout en permettant aux individus de s’insérer dans une communauté quotidienne de vie.
On sait que les auteurs du Code Napoléon ont usé pour traduire cette conception de représentations symboliques, telle celle de la « petite patrie », constituée et gérée à l’image de la « grande patrie ». Ils voulaient exprimer par-là que la famille est la communauté d’appartenance des hommes, des femmes et des enfants grâce à laquelle ils pourront s’intégrer comme citoyens dans la Nation.
- la subsistance alimentaire de ses membres (à une époque où l’Etat providence n’existait pas) ; - la perpétuation de l’espèce ; - l’éducation et la socialisation des enfants ; - l’apprentissage des valeurs de travail, de respect, d’obéissance, de solidarité…
C’est que le patrimoine a une dimension intrinsèquement familiale.
Même s’il ne constitue plus juridiquement une propriété collective, il appartient économiquement et symboliquement à la famille, car c’est grâce, notamment, à son patrimoine que la famille pourra exercer les différentes fonctions qui sont les siennes.
Le patrimoine a une origine familiale, car il a été constitué et transmis par les générations antérieures, et il a une destination familiale, tout à la fois parce qu’il doit permettre à la famille de subsister et de croître et qu’il devra être transmis aux générations suivantes.
Sans doute, à la différence de l’Ancien Régime, le droit civil est-il déjà profondément marqué par l’idéologie du libéralisme économique : les biens sont destinés à être produits et échangés, aux fins de créer la richesse collective. L’idée que des biens pourraient être inaliénables est devenue incompatible avec les principes qui fondent désormais l’industrie et le commerce : le libre-échange et la libre circulation des biens.
Il n’empêche que le patrimoine reste fondamentalement familial.
La succession légale, dévolue au sein de la famille, est donc la première des manières d’acquérir la propriété, c’est-à-dire de transmettre le patrimoine.
Et si, aussitôt après le Titre premier, le Titre II réglemente les donations entre vifs et les testaments, on sait que c’est pour les encadrer strictement, et au surplus les contenir par l’institution d’ordre public de la réserve, c’est-à-dire la part du patrimoine nécessairement réservée aux descendants ou aux ascendants du défunt.
Il y a bien là la consécration de l’origine et de la destination familiale du patrimoine : il se transmet de générations en générations.
Le législateur avait dès lors, comme on le sait, veillé à classer les membres de la famille par « ordres » d’héritiers et par « degrés » à l’intérieur de ces ordres d’héritiers.
Le patrimoine appartient donc bien à la famille, car il est destiné à assurer la subsistance de la famille, et sa transmission concrétise tout à la fois l’indispensable solidarité alimentaire due par le défunt aux membres de sa famille et le sentiment d’honneur qui procède pour chacun de son appartenance familiale et des biens matériels autant qu’ immatériels symbolisant cette appartenance familiale.
Le patrimoine de la personne décédée se transmet ainsi à son décès par « égales portions » entre ses enfants légitimes « sans plus aucune distinction ni de sexe ni de primogéniture » (art. 745 C. civ.).
Grande conquête civilisationnelle, puisque, en rupture radicale avec les systèmes qui privilégiaient les garçons à l’égard des filles ou les aînés à l’égard des puinés, le Code Napoléon reconnaît à chaque enfant du défunt la même valeur en dignité et lui confère une place d’héritier strictement égale.
Ce principe d’égalité est d’ailleurs étendu au sein des autres ordres d’héritiers, même s’il y est aussi combiné avec la règle de la fente, mais la règle de la fente est elle-même inspirée par la préoccupation d’assurer l’égalité entre la famille paternelle et la famille maternelle du défunt.
Il en résulte, notamment, que les frères et sœurs du défunt, s’ils sont de même lit, recueilleront aussi une portion strictement égale, alors que s’ils sont de lits différents, ils se partageront la succession en respectant l’équilibre entre leurs appartenances familiales respectives (art. 752 C. civ.).
Il était cependant devenu un des piliers du nouvel ordre social, et il était dès lors fondamental de l’inscrire dans la loi.
Il reste qu’il n’était pas en soi incompatible avec le principe de la transmission intergénérationnelle du patrimoine familial destiné à être recueilli par tous ceux qui appartiennent à la génération suivante.
Le souci d’égalité du législateur impliquait même que le bénéficiaire de la libéralité devrait ramener en nature, dans la masse de partage, les biens qui, par leur nature, étaient destinés à être conservés, c’est-à-dire les immeubles, alors que les biens qui, par leur nature, ne pouvaient que dépérir, se consommer ou se perdre, c’est-à-dire les meubles, ne devraient pas l’être en nature mais seraient par contre ramenés à la valeur qu’ils avaient au jour de la donation, avant qu’ils n’eussent commencé à dépérir, se consommer ou se perdre (art. 859 et 868 C. civ.).
On ne pouvait pas, dans le contexte économique de l’époque, chercher à être plus « juste », même si le législateur n’avait pas été très lucide sur l’importance qu’allait très rapidement prendre, dans la classe bourgeoise, la fortune mobilière.
C’est aussi la solution qui fut perçue comme la plus « juste », tout à la fois parce qu’elle permet à chaque héritier d’être partie prenante à la propriété du patrimoine familial et parce que les héritiers resteront traités de manière égale, quelles que pourraient être, à l’avenir, les dépréciations ou les plus-values qui affecteront les différents types de biens du défunt.
Si, lors de ce partage en nature, un des héritiers avait été lésé de plus d’un quart, il pourrait au surplus attaquer l’acte de partage et tout remettre en cause (art. 887 C. civ.).
C’est, comme on le sait, une des situations exceptionnelles où le Code Napoléon avait admis la rescision du chef de lésion d’un contrat, et l’exception fut précisément justifiée par la considération que « l’égalité est l’âme du partage ».
Comme c’était le mariage qui était « au fondement de la famille », seuls les enfants et descendants nés dans le mariage de leurs parents étaient traités de manière égalitaire.
Par souci de promouvoir l’institution sociale du mariage qui constituait le vecteur obligé de toute vie familiale, l’enfant « naturel » ne bénéficiait pas de la qualité d’héritier proprement dit du défunt et était condamné à ne recueillir qu’une quotité de la part d’un enfant légitime, tandis que l’enfant adultérin était nécessairement exclu de la succession.
Il n’y avait là que la conséquence logique de la dimension intrinsèquement familiale des patrimoines : ce patrimoine avait été constitué et transmis par les générations antérieures et il était destiné à être transmis aux générations suivantes.
Ce n’est pas pour autant que le Code Napoléon ne s’était pas préoccupé du sort du conjoint survivant.
D’une part, en faisant du régime de la communauté des meubles et acquêts le régime matrimonial légal et en autorisant les époux à se consentir des avantages matrimoniaux, le législateur permettait de garantir au conjoint survivant, au jour du décès du conjoint prédécédé, la transmission de la propriété de la moitié, voire de la totalité des biens communs des époux.
D’autre part, le législateur avait expressément autorisé les époux, par dérogation au principe de l’interdiction des pactes sur succession future, à s’instituer l’un l’autre héritier contractuel au jour du décès du premier d’entre eux, dans les limites de la quotité disponible de leurs successions respectives.
Les auteurs du Code Napoléon avaient en effet estimé légitime que toute personne puisse disposer d’une marge de manœuvre dans la disposition de ses biens : c’est la quotité « disponible » de son patrimoine dont elle peut ainsi choisir de faire bénéficier qui que ce soit par donation entre vifs ou par testament.
L’idée fondamentale n’était pas, a priori, qu’elle sorte les biens de la famille, mais qu’elle puisse tantôt exprimer son affection ou sa bienveillance particulière pour un de ses enfants, un de ses frères ou sœurs ou, comme on l’a indiqué, son conjoint, tantôt, au contraire, punir un de ses enfants qui se serait montré ingrat ou qui aurait déshonoré la famille. Cette marge de manœuvre devait cependant être strictement limitée, en raison précisément de la destination familiale des patrimoines et des fonctions sociales auxquelles étaient affectés les patrimoines familiaux. C’est à cet objectif que répond l’institution de la réserve organisée selon les dispositions suivantes.
D’abord, en présence d’enfants et de descendants, leur part réservataire devait impérativement être, comme on le sait, d’1/2 pour un enfant, de 2/3 pour deux enfants et de 3/4 pour trois enfants et plus. Le patrimoine familial serait ainsi nécessairement transmis à la génération suivante.
Ensuite, même en l’absence d’enfants et de descendants, la part réservée aux père et mère (ou, éventuellement, aux autres ascendants dans le troisième ordre d’héritiers) devait impérativement être de 1/4 pour chacun d’entre eux. La dimension symbolique de cette réserve des ascendants était évidente : il s’agissait surtout d’inscrire dans les mentalités et les mœurs qu’il n’est pas possible de les exclure de la propriété du patrimoine familial.
Enfin, les modalités de la réserve avaient été déterminées de manière à ce que ce fut bien le patrimoine familial tel que le défunt devait normalement le transmettre à son décès qui resterait au sein de la famille.
La quotité disponible d’une succession serait dès lors calculée sur la base de la valeur au jour du décès de l’ensemble des biens du défunt, y compris ceux qu’il avait donnés de son vivant (art. 922 C. civ.). La part réservée à chaque héritier réservataire lui serait par ailleurs transmise en nature, de manière à ce qu’il recueille une portion du patrimoine familial proprement dit, quitte même à ce qu’un donataire ou ses ayant droits doivent restituer à la succession ce qui aurait excédé la quotité disponible.
SECTION II - LES ÉVOLUTIONS DU DROIT DES SUCCESSIONS LIÉES AUX ÉVOLUTIONS DE LA VISION DE LA FAMILLE
Le conjoint survivant devient en effet un héritier légal, à l’instar des héritiers légaux par le sang, et on lui attribue désormais, outre les droits qui lui étaient déjà assurés par la liquidation et le partage de son régime matrimonial, l’usufruit de toute la succession du défunt.
Aussi longtemps qu’il survivra, le conjoint survivant conserve dès lors entre ses mains, à son profit exclusif, l’usage et la jouissance des biens du défunt.
Ses enfants ou descendants en recueillent cependant immédiatement la nue-propriété, en manière telle qu’ils sont assurés de disposer de la pleine propriété des biens de la succession au jour du décès du conjoint survivant.
Rien n’est donc, en principe, altéré, à plus ou moins long terme, de la destination familiale des patrimoines.
Au demeurant, un parlementaire notaire avait expliqué, au cours des débats, que la solution retenue par le législateur correspondait au « vœu de presque tous les ménages », qui se comportaient déjà en octroyant au conjoint survivant « la plus large quotité disponible en usufruit » et que les enfants eux-mêmes laissaient à leur parent survivant l’usufruit des biens de leurs parent prémourant[7].
L’idée d’une « destination familiale » du patrimoine était donc maintenue telle quelle, mais l’accent était désormais prioritairement mis sur la protection de la famille nucléaire.
La transmission du patrimoine du défunt à son conjoint et à ses enfants fut donc perçue à l’époque comme la prolongation après le décès d’une solidarité à laquelle on s’était engagé par les liens du mariage.
Le divorce était en effet encore à l’époque une situation exceptionnelle.
Par contre, le législateur avait pris en compte les situations où un des père et mère était décédé prématurément et où le parent survivant se remarie, mais il avait considéré qu’il ne s’agissait là que d’une nouvelle famille nucléaire qui se substitue à la précédente et qui devait dès lors être traitée de la même manière.
Une députée fit ainsi observer que la vision selon laquelle les conjoints de secondes noces seraient susceptibles de porter atteinte aux intérêts des enfants d’un premier lit en cherchant à accaparer les biens familiaux « se trouve le plus souvent contredite par les faits et nombreux sont les cas où les beaux-pères et les belles-mères constituent l’unique solution à la situation matérielle impossible du veuf ou de la veuve ayant de jeunes enfants ».
« L’époux de second lit, précisa-t-elle, ne peut donc pas être considéré de cette manière. Le plus souvent, il élève ses propres enfants en même temps que ceux d’un premier lit, et assure le maintien de la vie familiale tant au point de vue matériel que psychologique. Le cas extrême cité parfois de la jeune épouse ou du jeune époux qui capte le cœur et la fortune du père ou de la mère vieillissant ne peut certainement pas être repris comme norme pour une loi d’une telle importance ».[8]
On relèvera aussi qu’on avait à l’époque encore continué à raisonner comme si le mariage restait « naturel » et comme s’il était acquis que les enfants vivaient au sein d’une famille unie par le mariage.
Avec le recul, on se rend encore mieux compte combien les évolutions qui ont aujourd’hui bouleversé les familles sont très récentes, puisqu’on n’en avait pas encore pris conscience lors des années qui précédèrent l’adoption de la loi du 14 mai 1981.
C’est probablement ce qui explique deux dispositions complémentaires de la loi du 14 mai 1981 permettant d’accentuer considérablement les droits successoraux du conjoint survivant.
D’une part, le législateur prit expressément en compte la possibilité dont les époux disposaient déjà de s’attribuer la quotité disponible de leur succession en pleine propriété, et il fit le choix de considérer qu’au lieu que son usufruit successoral légal s’imputerait, dans une telle hypothèse, sur la quotité qui lui serait attribuée en pleine propriété voire même que cette attribution en pleine propriété se substituerait à l’usufruit successoral légal, il y aurait, au contraire, cumul de l’attribution en pleine propriété et de l’usufruit successoral légal. L’article 1094 al.1 du Code civil précise expressément que « si le conjoint survivant, en concours avec des descendants, a reçu par donation au testament la quotité disponible en pleine propriété, cette libéralité n’a pas pour effet, sauf disposition contraire du donateur ou testateur, de le priver de son droit d’usufruit sur le surplus de la succession ».
D’autre part, afin de pouvoir parer aux difficultés matérielles ou financières qui pourraient surgir de la coexistence des droits en usufruit du conjoint survivant et des droits en nue-propriété des enfants ou descendants, le législateur mit en œuvre une possibilité, pour le conjoint comme pour les enfants, de solliciter judiciairement la conversion de l’usufruit du conjoint survivant, mais il permit que cette conversion soit réalisée tant en une rente viagère ou un capital que par l’attribution au conjoint survivant d’une quotité en pleine propriété des biens de la succession, à concurrence de la valeur économique de son usufruit.
Même si le législateur songea à introduire, lors d’une telle opération de conversion, une règle tendant à corriger un effet pervers pour les enfants d’un précédent lit de la conversion de l’usufruit d’un conjoint dont, en raison de son jeune âge, la valeur économique de cet usufruit était considérable, en conférant à ce conjoint un âge fixe représentant 20 ans de plus que l’âge de l’enfant le plus âgé , on n’appréhenda pas, à l’époque, l’impact que ces dispositions pourraient avoir dans les situations où le conjoint survivant n’était pas le « deuxième parent »des enfants du défunt.
Si le défunt a deux enfants d’une précédente union, âgés de 25 et 22 ans, et s’il avait attribué la quotité disponible de sa succession à son conjoint de secondes ou de troisièmes noces âgé au jour de son décès de 45 ans, ce conjoint non seulement recueille 1/3 en pleine propriété de la succession mais pourra aussi solliciter la conversion de son usufruit sur les deux autres tiers de la succession par l’attribution de biens correspondant à la valeur économique de cet usufruit.
Lorsque l’on sait que l’usufruit d’une femme âgée de 45 ans, selon les tables les plus récentes[9], est évalué à 60,82% de la pleine propriété, ses droits successoraux globaux représenteraient dès lors approximativement 74% des biens de la succession[10].
Il n’est par ailleurs guère impossible, dans ces situations, que certains biens avaient été acquis en communauté ou en indivision entre les deux époux ou titularisés au nom des deux époux , en manière telle que le conjoint survivent aurait déjà « recueilli » sa part de moitié en pleine propriété des dits biens.
Même si la réforme opérée par la loi du 14 mai 1981 s’était voulue équilibrée en répartissant la dévolution de la succession entre l’époux survivant et les enfants bénéficiant les uns comme les autres après le décès de la solidarité familiale censée avoir été partagée au sein du « foyer », il s’avéra, au fur et à mesure que les familles se désunirent, que les remariages après divorce se multiplièrent et que les solidarités partagées au sein de familles recomposées s’estompèrent que la loi, jumelée avec d’autres dispositions patrimoniales susceptibles d’être prises par les époux, et notamment, lors de l’adoption de leur régime matrimonial, avait créé des outils permettant de privilégier le conjoint survivant au détriment des enfants et de porter ainsi atteinte à la transmission du patrimoine, au sein de la famille, à la génération ultérieure.
Il y eut un moment à partir duquel ces inégalités devinrent insupportables ou inadmissibles, quelle qu’avait pu être la « légitimité » de l’objectif poursuivi.
On peut d’ailleurs s’étonner, avec le recul, qu’il fallut attendre si longtemps pour que l’on assimile , sur le plan des effets de la filiation et, notamment, des effets successoraux, le statut de tous les enfants , nés hors mariage ou dans le mariage.
Et cependant on ne s’y était pas trompé. C’est lorsqu’on égalisa la filiation hors mariage et la filiation dans le mariage que la vision « sociale » du mariage et de la famille commença à s’estomper , dès lors que le mariage cessait d’être , pour reprendre l’expression de la sociologue Irène Thiry, l’ « horizon indépassable » de la relation conjugale entre un homme et une femme .
Au regard des valeurs d’une société démocratique , et notamment, du respect des droits de l’homme, il était cependant devenu plus fondamental de promouvoir l’égale dignité de tous les enfants et de ne pas priver certains enfants des droits – et notamment des droits successoraux – attribués aux autres enfants pour la seule raison que leurs parents ne s’étaient pas mariés.
En droit belge, cette réforme fut réalisée (et ne fut réalisée que) par une loi promulguée le 31 mars 1987, alors que la Belgique avait déjà été condamnée depuis le 13 juin 1979 par le célèbre arrêt MARCKX de la Cour européenne des droits de l’homme.
L’article 334 actuel du code civil belge pose désormais explicitement le principe que « quel que soit le mode d’établissement de la filiation, les enfants ou leurs descendants ont les mêmes droits et les mêmes obligations à l’égard des père et mère et de leurs parents et alliés … », et les articles 756-766 du Code Napoléon furent abrogés.
§3. LA NOUVELLE VISION « INDIVIDUALISTE » DES RELATIONS AFFECTIVES ET FAMILIALES
Dans une telle perspective, les institutions organisées par la société et par l’Etat perdraient progressivement leur fonction de réalisation de l’intérêt général – d’ailleurs de plus en plus malaisé à appréhender – et auraient de plus en plus pour vocation de consacrer et de protéger les intérêts privés de l’individu qu’il serait au demeurant le mieux à même d’appréhender et de déterminer lui-même.
Car la privatisation et l’individualisation des valeurs et des repères normatifs conduit presque inéluctablement à étendre le champ d’autonomie et de l’auto-détermination de l’individu : qui peut mieux décider que « soi » « pour soi » ?
Ces évolutions furent cependant encore plus radicales dans le champ de la vie privée et familiale, en raison précisément de ce que la vie privée et familiale fut perçue comme le lieu par excellence de l’accomplissement de soi et de l’épanouissement personnel.
Estime-t-on encore pouvoir soutenir, aujourd’hui, que la famille serait « au fondement de la société » ?
Ne considère-t-on pas, au contraire, que la finalité des relations affectives et familiales serait devenue purement privée, au sens où elle ne serait plus justifiée que parce que et dans la mesure où elles correspondent aux sentiments d’amour et de bonheur éprouvés par l’individu, avec la conséquence que chacun devrait être laissé libre de déterminer lui-même ce qui correspond à sa perception de l’amour et du bonheur.
C’est n’est assurément qu’une orientation générale, qui ne fait pas l’unanimité et dont on a de sérieuses raisons de penser qu’elle est empreinte d’une grande part d’illusion et de fantasme, au même titre d’ailleurs que l’idéologie du libéralisme politique et économique.
Il reste que toutes les réformes qui sont récemment intervenues dans le droit du corps, et plus généralement, de la vie humaine, le droit des sexualités, le droit du mariage et du couple, le droit de la filiation, le droit des personnes vulnérables … ont été inspirées par cette vision individualiste de la famille et des relations familiales.
En droit belge, ces réformes ne sont encore, à l’heure actuelle, qu’à l’état de projet , encore que l’octroi au cohabitant légal d’un droit successoral par une loi du 28 mars 2007 (art. 745 octies nouveau Code civil) est déjà suffisamment significatif de ce nouveau courant de pensée.
Les considérations idéologiques qui ont inspiré cette réforme récente et qui inspirent les futures réformes participent précisément de cette vision individualiste de la famille.
On relèvera plus particulièrement :
- la prééminence accordée au couple et aux sentiments partagés au sein du couple qui tend à privilégier une conception horizontale de la transmission successorale au détriment de la transmission inter-générationnelle ;
- la volonté de supprimer les droits réservataires des ascendants et de réduire les droits des héritiers réservataires, tant dans leur étendue que dans leur nature , parce que la réserve ne serait plus qu’une réserve en valeur , avec la conséquence que toute personne pourrait complètement sortir son patrimoine de la famille, y compris le patrimoine qu’elle avait elle-même reçu de ses parents , et que les enfants et descendants ne recevraient plus que de l’ « argent » ;
- la valorisation de la programmation par l’individu de sa succession et des contrats successoraux ante mortem.
Ces idées sont largement inspirées par l’économie marchande et traduisent le recul progressif de la destination familiale obligée des patrimoines.
Mais est-il juste et adéquat, d’une part, de transposer jusque dans les relations familiales la prévalence du rapport de l’économie libérale à l’argent sur la transmission inter- générationnelle aux enfants des biens et objets de leurs parents et grands-parents chargés d’histoire , de mémoire, et d’affection , et, d’autre part, de battre en brêche ce qu’on avait jusqu’à présent perçu comme le dernier véritable pilier d’un ordre des familles : l’inconditionnalité du lien de filiation ?
[1] La présente étude est financée des fonds du projet de recherches PN-II-ID-PCE-2011-3-0249, n°174/2011, intitulé Evolution of family as a concept and its relevance for the inheritance order – a socio-juridical, religious and philosophical investigation, coordonateur Mircea Dan Bob. * Professeur à l’U.C.L. (Louvain-la-Neuve) et à l’Université Saint-Louis – Bruxelles ; jean-louis.renchon@uclouvain.be. [2] Liber amicorum Jean-François TAYMANS, Larcier, Bruxelles, 2012, p. 305. [3] Voy. la justification de l’amendement n° 1 présenté le 23 janvier 1976 à la Chambre des représentants, Doc. P., Ch., session 1974 – 1975, n° 298-7. [4] Rapport fait au nom de la Commission de la Justice du Sénat par M. VANDEKERKHOVE, Doc. P., Sénat, session 1973-1974, n°30, p.2 [5] Intervention de Mme STAELS-DOMPAS lors de la séance du 11 mars 1981 au Sénat, Ann. Parl., Sénat, compte rendu analytique, session 1980-1981, p. 375. [6] Ibidem. [7] Intervention de M. SNYERS d’ATTENHOVEN lors de la séance du matin du 21 novembre 1973 au Sénat, Ann. Parl., Sénat, compte rendu analytique, session 1973-74, p.106. [8] Intervention de Madame RYCKMANS-CORIN lors de la séance du mardi 10 février 1976 à la Chambre des représentants, Ann. Parl., Ch., session 1975-76, p. 2052 [9] Voy., par ex., les tables Ledoux 2011 déterminant les valeurs d’un usufruit converti en pourcentage de la pleine propriété, Rev. not. b. 2011, p. 381 et s. [10] Lorsqu’on songe que, lors des travaux parlementaires , une députée fit observer qu’il n’était pas raisonnable de songer à attribuer au conjoint de secondes noces , en présence d’enfants d’un premier lit, ¼ en pleine propriété de la succession, car « le ¼ en pleine propriété peut représenter davantage que l’usufruit sur la totalité de la succession » et que « cette solution pouvait porter atteinte au patrimoine familial puisqu’il pouvait s’agir d’un transfert de propriété et non d’un simple usufruit » (intervention de Madame RYCKMANS-CORIN, précitée, note 6), il parait clair que le législateur belge n’avait pas mesuré l’ampleur des droits successoraux qui pourraient résulter pour le conjoint survivant de la conversion de son usufruit successoral. |