Numărul 1 / 2010 ARTICOLE
HORS NORME. LA HANTISE DU NOMBRE[1]
Emilian Cioc*
Abstract: The ever growing complexity of practices and normative institutions came to a point where a certain disorder is almost self-evident. Disorder that questions the very foundations of the rule of law, dependent as it is of predictability and juridical security. Introducing a double principle of analysis and subsequently involving two series of documents and readings, the paper argues in favor of a distinction between normative disorder and disorder of the normative. If the quantity, through its privileged rhetoric and instrumental feature (i.e. the numbers) is relevant to a certain extent for the normative disorder, we still have to investigate the decline of normativity referring to the norms themselves. All the more so that measures taken to simplify and reinforce the law could not be considered as significant for the rehabilitation of normativity. Thus, a renewed conception of law and its normative performance involving the normative fact emerges.
Mots-clés : désordre normatif, normativité, hégémonie, état de droit, simplification Keywords: normative disorder, normativity, hegemony, rule of law, law simplification
Que les institutions à vocation normative, tout en connaissant une prolifération sans précédent, deviennent de plus en plus problématiques sous l'aspect de leur engendrement, de leur application tout comme de leur légitimation, c'est l'une des choses les mieux partagées au monde des sciences sociales, des politiques publiques et du sens commun[2]. Mais que la sphère juridique et la normativité qui est la sienne soient elles-mêmes exposées au désordre, qu'elles aient leur part dans l'aggravation du désordre, voilà ce qui ne pourrait pas ne pas inquiéter. À tel point que, plus d'une fois, l'on a été porté à y voir une menace pour les fondements même de la communauté politique et de ce monde qu'on a finit par dire nôtre. Et cela ne serait-ce qu'en raison de cette promesse d'ordre, de sécurité et de prévisibilité qui en est le programme, la légitimation et la source du maintien en crédit. D'ailleurs, c'est aussi la raison pour laquelle, sans raturer ou désactiver la référence à d'autres configurations normatives de la pratique sociale ou existentielle, nous tâcherons ici de suivre la mise à mal de la normativité juridique elle-même que le syntagme désordre normatif semble acheminer à la parole. Malgré tant de revendications modernes et toujours en cours, toute normativité n'est pas de nature juridique, ou, si on ose radicaliser : la normativité n'est pas par nature juridique. Il existe donc un régime juridique de la normativité tout comme il en existe bien d'autres, qu'ils soient religieux, moraux ou politiques. Outre la répétition de ce lieu commun, trop commun, on notera qu'il faudrait aujourd'hui rendre compte non pas seulement des différences qui les spécifient mais avant tout du devenir-juridique de la normativité tout comme de la réversibilité de ce devenir. Cela reviendrait à sonder les conditions dans lesquelles seulement le juridique a pu capitaliser ou prétendu capitaliser la normativité en tant que telle, la normativité proprement dite. Ce serait sans doute un long et minutieux parcours historico-théorique qui excède de loin l'espace de cette étude. Sans pouvoir déplier ici ni même les présupposés d'une telle discussion, notons tout simplement et encourant ainsi les risques de la simplification qu'il est au moins plausible que la juridicisation ait commencé à se déployer au moment où les codes normatifs - moraux, politiques, sociaux, économiques - d'ancien régime, dans un sens large, se sont vus démunis de la force obligatoire, du pouvoir configurateur et où, passant par une réorganisation de l'institution de la sanction, la seule manière d'assurer l'effectivité et l'exécutabilité de la norme a été placée dans sa recapitalisation juridique. Il arrive que, depuis un certain temps déjà, temps également d'une remise en question de la même institution de la sanction, nos mondes sont marqués par la réversibilité de ce mouvement se déployant sous la figure de la démultiplication des registres de la normativité : éthique, politique, social, économique. De quoi au juste, dans la perspective ainsi esquissée, le désordre serait-il le nom ? Le désordre normatif, nommerait-il un incident technique pour le dépassement duquel des solutions à leur tour techniques seraient disponibles ou envisageables ? Une confusion[3] temporaire, effet passager d'une malheureuse circonstance ? Ou bien serait-il opportun de penser que dans ce syntagme il y aurait encore autre chose et qui en appellerait à une réflexion plus détaillée, et donc plus spéculative que technicienne ? Les questions qu'annonce le syntagme même ne cessent de se multiplier. Serait-ce le désordre ce qui arrive de plus décisif à la norme aujourd'hui ? Ce que nous aurons vécu jusqu'à présent, aurait-ce été l'ordre normatif ? Et que se serait-il passé de sorte que cet ordre fondé et garanti par les normes et avant tout par les normes juridiques se soit ébranlé, en proie qu'il est au désordre ? Comment imaginer et aménager la possibilité réelle de cet autre ordre normatif que l'on peine à nommer, hésitant entre restauration, réformation ou encore construction innovatrice ? Partons d'une présentation descriptive. « Serait ainsi constitutif du désordre normatif : l'inflation normative - plus précisément l'inflation législative - la multiplication des ordonnances, l'anarchie normative - c'est-à-dire la confusion dans la hiérarchie des normes - ou bien encore la dissociation entre acte et norme, autrement dit l'émergence d'un 'droit mou, un droit flou, un droit 'à l'état gazeux' qui s'incarne dans des textes d'affichages. »[4] Démultiplication inflationniste, hiérarchie confuse, normativité incertaine, donc. L'expression désordre normatif dirait avant tout autre développement qu'entre l'ordre et la norme il y aurait eu disjonction, que le rapport qui semblait renvoyer tout naturellement l'un à l'autre, devient pour le moins incertain, en mal d'assurance. Les régimes normatifs - juridiques et autres - sont toujours capables de nombre de choses. Mais pas d'ordre, si au moins on entend par là une projection totalisante unique, cohérente, continue, absolument homogène et régulière. Comment définir, en effet, cet ordre dont on accuse l'absentement ? Non pas seulement comme enchaînement réglé, mais comme producteur d'appartenance, de repères, de sécurité ontologique, de signification politique. Pourquoi la norme arrive-t-elle à ne plus pouvoir s'acquitter de la tâche que l'on a pensé opportun de lui assigner, c'est-à-dire celle de mettre de l'ordre dans l'expérience du monde ? Combien grave pourrait être cette séparation ? Est-elle si grave qu'elle remettrait en doute le pouvoir des normes et la possibilité pour l'ordre d'avoir un visage et une assurance juridiques ? Dans cette perspective, le désordre normatif est en fin de compte une expression explicative et non pas simplement constative. Plus précisément, l'adjectif « normatif » est censé fournir une première explication quant à la provenance et à l'issue de la crise qu'est le désordre. Quoi qu'il en soit, ce que le désordre normatif tente de désigner, c'est cette situation où deux séries de phénomènes s'affrontent obstinément, embarrassées désormais de leur affrontement même : une certaine insuffisance des régimes normatifs et une insatiable demande de toujours plus de normes. Les deux ne s'affronteraient de la manière dont elles le font si elles n'étaient pas appariées. C'est de cette inavouable complicité qu'elles sont embarrassées. L'inconvénient du désordre n'est guère des moindres pour autant que le droit, lieu des plus communs, se revendique justement du besoin et de la vertu d'assurer l'ordre social. En ce sens, au-delà des inconvénients dans la pratique, le désordre normatif crée un malaise lié à la légitimation ou au moins à la représentation courante du droit et de la structuration juridique des institutions politiques. L'étude que le Conseil d'état titre en 2006 « La complexité croissante des normes menace l'État de droit » concentre parfaitement bien ce type de préoccupations. Au-delà de la définition conventionnelle, cet état de droit est réputé assurer la fondation du politique sur des principes juridiques, garantissant ainsi la simplification du multiple et un apaisement des différents et des différends. « Ce rythme et ce désordre normatifs créent de nombreux effets préjudiciables pour l'ensemble des acteurs de la société : ils désorientent les citoyens qui perdent leurs repères et n'ont pas le temps d'en trouver de nouveaux, ils pénalisent les opérateurs économiques et nuisent à l'attractivité de notre territoire, ils désarçonnent les autorités publiques en charge de l'application et les juges sans cesse confrontés à de nouvelles normes. »[5] L'état de droit a été entre autres choses la promesse d'une société politique et d'une structuration du pouvoir politique fondées sur l'ordre et, qui plus est, sur un ordre juridique et qui ne soit pas seulement un ordre policier. En ce sens, l'état de droit est d'ailleurs l'appellation juridico-politique de l'espoir et du programme d'une certaine modernité de limiter le pouvoir et surtout la puissance, de réduire et de maîtriser la part de la force et de la raison du plus fort dans ses sociétés. L'ordre juridiquement conçu et mis en œuvre aurait à son tour été la promesse d'un ordre non hégémonique, légitime, rationnel ou au moins raisonnable, bénéficiaire d'une adéquation à la nature des choses. La juridicisation de la politique, dont il y va ici, revient à suspendre l'intempérance de la politique à travers une réglementation juridique. Nous partageons à présent, semblerait-il, la peur que la prolifération désordonnée des normes ne mette en cause et même en danger cette promesse et ce programme. Si maintenant la complexité du droit menace l'état de droit, il semblerait que sa possibilité même dépend de l'élucidation de cette complexité menaçante. Serait-ce à dire que la possibilité de l'état de droit résiderait dans une simplification utile à la vie sociale, politique et économique ? Quoi qu'il en soit, il semble bien que le paradigme du simple touche à sa limite. Ce qui, dans ce contexte, ne fait que rendre les choses encore plus incertaines. Que les temps, ces temps nôtres, soient ceux de la disjointure, du dérèglement, du différend, de l'effondrement de l'articulation et de la cohésion, cela semble aller sans conteste. « En ces temps de discorde, un appel aux forces imaginantes du droit peut surprendre. En l'absence d'un véritable ordre juridique mondial, le système de sécurité collective de la Charte des Nations unies a montré sa fragilité et le droit n'a pas su désarmer la force. Mais à l'inverse la force ne peut empêcher cette extension du droit, sans précédent dans l'histoire, au point qu'aucun état, fût-il le plus puissant, ne saurait durablement s'en affranchir. En dépit des apparences, il n'est plus possible aujourd'hui de méconnaître la superposition de normes, nationales, régionales et mondiales, ni la surabondance d'institutions et de juges, nationaux et internationaux, à compétence élargie. Ces réalités nouvelles font évoluer le droit vers des systèmes interactifs, complexes et fortement instables. Plus que d'une défaite du droit, c'est d'une mutation qu'il s'agit, dans la conception même de l'ordre juridique. »[6] Tenter d'expliquer le désordre normatif ce serait en même temps affirmer le déploiement de cette mutation du droit, et contribuer à l'élaboration de ce qui s'annonce comme un renouveau de la conception même de l'ordre et de sa détermination juridique. Ce qui veut dire néanmoins, l'épuisement de l'ancien régime de la réglementation juridique. Expliquer l'un sans expliquer l'autre ce serait tout simplement impossible. Encore faudrait-il essayer de comprendre cette fragilité et cette ignorance dont il est dit que le droit est le sujet et qui sont dites en rapport avec l'absence d'un ordre juridique mondial. Une deuxième remarque s'impose pourtant et dont l'évidence ne devrait pas la priver d'attention. Quelque chose comme un ordre juridique mondial s'est depuis toujours absenté. Dès lors, deux possibilités s'annoncent disponibles : soit, de par le passé y compris récent, la possibilité était ouverte de rêver d'une universalisation d'un certain droit national, voire international, à l'échelle de la planète ; soit l'absence de fait de ce véritable ordre juridique mondial n'était pas encore un problème. Dans cette mutation et dans la conception qui devrait lui assurer l'intelligibilité, quoi de l'ordre ? Vivrions-nous donc à une époque hors pair, et qui plus est, hors norme ? Quelque chose sans précédent nous arriverait-il désormais, c'est-à-dire depuis un moment déjà ? En quoi résiderait plus précisément une telle exceptionnalité du contemporain ? Le monde serait-il encore sorti de ses gonds ? Le temps serait-il de nouveau out of joint ? Un temps hors norme, que serait-ce ? « « The time is out of joint », le temps est désarticulé, démis, déboîté, disloqué, le temps est détraqué, traqué et détraqué, dérangé, à la fois déréglé et fou. Le temps est hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui-même, désajusté. Dit Hamlet. Qui ouvrit ainsi l'une de ces brèches, souvent des meurtrières poétiques et pensantes, depuis lesquelles Shakespeare aura veillé sur la langue anglaise et à la fois signé son corps, du même coup sans précédent, de quelque flèche. Or quand Hamlet nomme-t-il ainsi la dis-jointure du temps, mais aussi de l'histoire et du monde, la disjointure des temps qui courent, le désajustement de notre temps, chaque fois le nôtre ? »[7] Si tant est qu'il fait depuis peu mais de plus en plus l'objet de commissions et de comités de toutes sortes, de groupes d'évaluation et d'action, de réunions de techniciens de l'ordre normatif, justement, il n'en reste pas moins qu'il n'est pas à vrai dire coutume que le désordre normatif fasse l'objet de la réflexion conceptuelle ou de l'investigation généalogique[8]. S'il peut se trouver qu'un geste tel que l'investigation conceptuelle soit amené à prendre en compte et à essayer de rendre compte de ce désordre, cela voudrait peut-être dire qu'une hétérogénéité ou un excès commencent à faire surface, ceux de la provenance - plus que de la cause - et de la signification - plus que des incidents pratiques - de ce même désordre. À prendre en considération les échecs successifs des tentatives de rétablir l'ordre et avant tout la vocation des normes juridiques à fonder et à rétablir l'ordre social, politique ou économique, il serait inspiré de se rendre enfin à l'évidence et de reconnaître que le juridisme n'a strictement pas les moyens d'éclaircir l'avènement, le déploiement et éventuellement le dépassement de ce qu'il appelle le désordre normatif. De cette situation dont la mention ici n'est point simplement rhétorique, il serait licite de tirer une conséquence et plus précisément d'articuler un principe de distinction, de discernement. Ainsi y aurait-il deux possibilités analytiques à explorer, deux gestes discursifs possibles à déployer pour décrire et éventuellement expliquer le désordre normatif, et que l'on pourrait titrer, sous-titrer ainsi : désordre normatif et, respectivement, désordre du normatif. Cela impliquerait un double régime de lecture et d'interprétation, deux types de documents à l'appui, deux postures discursives et pragmatiques irréductibles. Pour ce qu'il en est de l'ordre du discours, de sa norme, de son ordre normatif, donc, il conviendrait d'envisager le désordre selon ce principe de discernement ou de distinction.
Faisons entrer les faits. C'est-à-dire, ici, des chiffres. « 620 pages et 912 grammes en 1970 ; 632 pages et 1022 grammes en 1980 ; 1 055 pages et 1 594 grammes en 1990 ; 1 663 pages et 2 780 grammes en 2000 ; 2 556 pages pesant 3,266 kilos en 2004. Ces chiffres sont ceux du nombre de pages (ordonnances et tables non incluses) et du poids du Recueil des lois publié annuellement par l'Assemblée nationale. »[9] Pour rendre compte, littéralement, de l'inflation législative qui est dite impliquée dans le désordre normatif, rien de plus adéquat, semblerait-t-il, qu'un tel compte rendu. L'audace rhétorique de cette approche signée, comme en contrepartie, d'un pseudonyme, lui a valu bon nombre de citations. Et, comme on le verra, de détournements. Mais au-delà des effets spéciaux de première instance, il conviendrait de saisir la norme de toutes ces approches fondées sur le nombre et plus précisément sur les chiffres. Cette norme à la fois analytique et pragmatique, Nicolas Molfessis la formule ainsi : « La masse, à nouveau, est en elle-même révélatrice. »[10] Toute la question serait dès lors de savoir de quoi la masse est à nouveau révélatrice et à quoi ce renouvellement de la vocation révélatrice de la quantité est dû. Disons pour l'instant que le nombre s'avère être ici la figure rhétorique privilégiée qui exprime le désordre normatif et qui atteste de la sorte que la masse est en elle-même révélatrice pour les mésaventures des normes à l'époque contemporaine. En ce sens, le désordre serait donc un événement numéraire, surnuméraire. Numéraire serait également la solution apportée à ce problème. Le dispositif métrique du chiffre est déjà en lui-même un outil chargé de maîtriser ce qu'il détermine et d'anticiper en outre la garantie d'une maîtrise du phénomène avec lequel il faut compter. À y regarder attentivement, le chiffre doit assurer autre chose encore. Il est chargé de garantir l'aspect accidentel du désordre normatif, la limitation de la crise de la normativité, la promesse d'une solution accessible. Prendre la mesure du désordre en s'appuyant massivement sur le nombre correspondrait à l'intention programmatique d'isoler les espaces de manifestation du désordre dans la seule quantité et de soustraire ne fût-ce que dans un premier temps la dimension de la qualité à ses effets. Programme que l'article cité rend lui-même explicite : « Faute de cela et face à une législation sans cesse plus touffue, souvent changeante et à l'application parfois incertaine, nous risquerions de voir s'enfler un thème nouveau et jusqu'à présent discret, celui des interrogations sur la qualité de la loi. Or, mesure-t-on ce que cette seule question a d'iconoclaste ? La loi, produit de la souveraineté nationale, expression de la volonté générale, est nécessairement bonne, du seul fait qu'elle est la loi. S'interroger sur sa qualité, comme on le ferait de n'importe quel produit marchand, c'est introduire le doute sur son fondement même. Décidément, tout était déjà dans Montesquieu pour qui 'les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires'. »[11] C'est en effet de la plus grande importance pour ce type d'approches de faire la part de l'inévitable et de ce qui est objet d'intervention et de mesures dans la multiplication proliférante des productions normatives. L'effort de saisir l'objectivité s'y range de toute évidence. « Parmi les raisons 'objectives' du foisonnement normatif figurent le développement de nouvelles sources du droit, notamment européennes et internationales, la multiplication des auteurs de normes et la propension du législateur à ne pas s'en tenir à la sphère de compétence qui lui est constitutionnellement attribuée. »[12] Que l'on ne se méprenne pas, soit dit au passage, l'affaire de la multiplication parfois conflictuelle à laquelle la construction européenne[13] donne lieu n'est qu'un exemple de ce qui est en cause dans ce qui est désigné comme désordre normatif. Exemple guère paradigmatique, en fin de compte, en dépit du fait que, pour des raisons politiques, il occupe le devant de la scène. Il jouit tout simplement d'une visibilité dont les autres scènes de multiplications ne semblent pas pouvoir bénéficier. Si la multiplication européenne de nouvelles sources du droit peut être exemplaire, elle l'est pour le volet « désordre normatif », mais à coup sûr elle l'est moins pour le volet « désordre du normatif ». C'est le désordre bénin, technique, administratif, sans signification autre que fonctionnaliste. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle il est évoqué avec prédilection. Ces procédures pragmatiques et analytiques s'accompagne d'une certaine stratégie rarement mise en question et censée externaliser la provenance du désordre normatif affectant la sphère juridique. Son intention programmatique ne saurait toutefois échapper à une lecture attentive. À l'horizon, indéniablement, le même espoir d'isoler sphère de la normativité juridique, de lui sauvegarder le prestige et donc l'efficacité. De lui réassurer la possibilité d'être finalement le garant de l'ordre, de respecter ainsi sa promesse qui la légitime. « Plusieurs facteurs, de nature plus sociologique et politique que juridique, viennent s'ajouter aux causes objectives de complexité et d'instabilité normative pour en aggraver les effets. »[14] Tenir le désordre pour une apparence, pour un effet de perception relève du même positionnement et de son parti pris. « L'impression de désordre tient d'abord à une production normative placée sous le signe d'une prolifération que l'on dirait volontiers anarchique, mais dont les formes restent différentes d'un domaine à l'autre : on se gardera de confondre le droit 'mou' (soft law), propre à l'économie, et le droit 'flou' (fuzzy law), qui semble caractériser le droit des droits de l'homme. »[15] Or, aussi précis et juste qu'il puisse être, un tel souci de rigueur trahit en même temps un souci qui excède la rigueur. Il se peut que l'anarchie qui s'insinue dans la discussion ne soit pas simplement une question d'impression qui serait dissoute par une approche plus approfondie, plus détaillée. L'anarchie serait alors bien plus qu'une confusion, un trouble d'ordonnancement, d'agencement des normes dans le cadre d'un système. Il est tout à fait plausible que ce qui est ainsi désigné marque l'épuisement d'une représentation de la production normative, et même d'une certaine possibilité de fonder et donc d'ordonner les dispositifs normatifs. Qui plus est, de produire des normes, c'est-à-dire d'assurer dans les conditions de la légitimité pour certains énoncés la force normative.
La compréhension de cette série de phénomènes affectant la normativité et appelée désordre dans le registre du nombre nourrit l'espoir et articule le programme de la simplification, entendue à son tour dans les limites constitutives de ce registre, c'est-à-dire comme réduction, comme diminution. En ce sens, remettre de l'ordre dans les normes, rétablir la vocation ordonnatrice des normes, restaurer la normativité des actes, reviendrait toujours à une opération numéraire et cela malgré nombre de revendications et dénégations. Il semblerait qu'il faut tout simplement trouver la méthode, c'est-à-dire, ici, la formule, d'une diminution, d'un réarrangement des normes, de nombre de normes. Principe avant tout d'économie. De tous les exemples disponibles, citons en guise d'illustration, le programme de la Commission des lois : « La commission des lois a pris l'initiative d'ouvrir un vaste chantier de simplification du droit. L'inflation des textes et la dégradation de leur qualité sont non seulement synonymes de dévalorisation et d'instabilité mais sont préjudiciables à l'attractivité et à la compétitivité de notre pays. S'inspirant du constat de Montesquieu selon lequel 'les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires', la commission des lois s'est fixée pour mission de rendre la loi plus accessible, plus lisible et plus compréhensible à la fois pour le citoyen et pour ceux qui sont chargés de l'interpréter ou de l'appliquer. »[16] Abrogation, mise en cohérence et réécriture[17] seraient quelques-unes des modalités concrètes de mettre en œuvre ce vaste, comment autrement, chantier. Diminution du nombre de normes, diminution du nombre de leurs relations, diminution de leur formulation : économie d'actes normatifs, économie de renvois, économie de moyens discursifs. Rien que des calculs, rien que des opérations numéraires. Ainsi, avant de se livrer aux travaux de tous les chantiers ouverts un peu partout et dont on attend la simplification du droit, sa revalorisation et la réhabilitation de la normativité, ne serait-il toutefois pas raisonnable d'élucider la signification même de cette opération qui est la simplification ? Et, d'ailleurs, à supposer qu'elle ne soit pas simplement rhétorique, ne devrait-on pas dire un mot de la référence indéfectiblement reprise à Montesquieu ? Son mot promu évidence naturelle, pris comme inspiration pour la simplification, c'est-à-dire comme axiome et programme, est-ce un constat ou bien une interprétation active ? Si les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires, est-ce pourtant licite de voir dans tout affaiblissement simplement l'effet accidentel de l'inutilité de quelques lois superflues et dont la suppression ne poserait à vrai dire aucun problème ? Ensuite, la simple existence de lois inutiles, ne suffirait-elle pas pour entamer le prestige que la loi doit à sa nécessité, nécessité qu'elle revendique dans son institution même ? Questions qui exigeraient sans doute des réponses élaborées, étant donné qu'il s'agit de rendre compte de rien de moins que de l'affaiblissement de la normativité. Sans pouvoir se livrer à une telle tâche ici, notons que dans la simplification nous trouvons à l'œuvre des significations, des présupposés et des contraintes qui ne se réduisent guère à un principe d'économie chargé de la suppression du superflu. Afin de jeter un jour sur ces présupposés et ces suites on devrait d'abord noter que la simplification, la réduction opérationnelle à des éléments simples, est un rêve explicitement moderne. C'est en effet et malgré l'usure de la référence avec Descartes que le phantasme de la simplicité si ce n'est de la simplification devient explicite et opérationnel. Inutile, sans doute, de reprendre ici des choses trop bien connues. Insistons, en revanche, en s'appuyant sur une très subtile lecture de Gérard Granel, sur les mutations supposées par la méthode fondée sur le simple aussi bien que sur les conséquences qu'elle engendre : « Descartes justement souligna plus d'une fois la conscience qu'il avait de ne point parler de 'ce qui est' mais seulement de 'ce qui se peut représenter le plus aisément', substituant à l'élucidation de la nature des choses le récit méthodiquement élaboré et consciemment fictif d'une « fable du Monde ». Son latin lui-même (langue maternelle, comme on sait, de sa pensée) ne lui permettait pas en effet d'oublier que la détermination du « facile », c'est-à-dire du facile (du « faisable »), à partir d'une méthode dont le vrai nom est Ars, en même temps qu'elle inaugure le devenir ingénieur de l'ingenium (ce que seul Vico le Napolitain semble avoir compris), installe la pensée dans un univers d'artefacts et transforme la connaissance en une entreprise infinie de simulation théorique. »[18] Un texte comme celui que l'on vient de citer pourrait très bien faire partie du compliqué dossier de l'ontologie du droit avec des conséquences peut-être surprenantes. Liée qu'elle est à l'exigence d'aisance de la représentation, d'accessibilité, de lisibilité et de compréhensibilité, la simplification du droit devrait avoir conscience de ce qu'elle engage de par son programme même. La simplification du droit est-elle donc engagée dans la représentation de ce qui est ou bien de ce qui se peut représenter le plus aisément ? Cette simplification des constructions à vocation normative participerait-elle d'une nouvelle fabulation ? Une référence à un semblant d'ordre apparaît non sans surprise dans les études et dans les documents du Conseil d'état accusant justement le désordre du droit. « Face au désordre du droit, le principe de sécurité juridique apparaît comme la dernière branche à laquelle s'accrochent les juridictions suprêmes pour maintenir un semblant d'ordre et permettre au droit de remplir la mission qui est normalement la sienne. »[19] Disons-le encore une fois, la formule à bien de quoi surprendre. Serait-on vraiment prêt à dire que ce sur quoi se fonde la possibilité pour le droit d'accomplir sa mission est bien un semblant ? Serait-on disposé à assumer que l'ordre n'est qu'un simulacre ? Ce droit, celui de la simplification mais également celui à simplifier, serait-il prêt à renoncer aux prétentions ontologiques ? Ne serait-ce pas admettre par là-même l'impossibilité d'un principe un et efficient, générateur d'unité et de cohésion, de cohérence et de hiérarchie ? Serait-on prêt à assumer les conséquences qui découlent de ce dire et parmi lesquelles la moindre n'est certes pas l'affirmation que la remise en cohérence, la reconstruction de l'intelligibilité et la restauration de la suffisance normative dépendent d'une fiction, d'un simulacre ? Mais les questions troublantes que déclenchent un tel propos ne s'arrêtent pas là. À lire aussi attentivement que possible ce propos, on ne pourrait pas ne pas demander si cela revient à dire que ce que le droit accomplit maintenant serait en dehors de la mission qui est normalement la sienne ? Attention à la formule « désordre du droit » : désordre qui se serait emparé de cette machine sociale qui réclame la vocation à introduire, à garantir l'ordre, à mettre de l'ordre. Désordre créé par le droit, par la machine à ordre. Le droit serait-il devenu un producteur de désordre, porte-t-il la responsabilité pour le désordre normatif ? On ne s'abusera pas en répondant par l'affirmative, quitte à introduire des précisions supplémentaires. Aux côtés de ces formules plus ou moins accidentelles, plus ou moins calculées, il faut noter sans attendre que la question du simple et de la simplification se trouve d'entrée de jeu dans le projet juridique de la modernité - au moins dans ce projet qui porte le nom de la codification - comme nous pouvons nous en rendre compte en relisant ce fragment du Discours de Portalis : « à l'ouverture de nos conférences, nous avons été frappés de l'opinion, si généralement répandue, que, dans la rédaction d'un code civil, quelques textes bien précis sur chaque matière peuvent suffire, et que le grand art est de tout simplifier en prévoyant tout. Tout simplifier est une opération sur laquelle on a besoin de s'entendre. Tout prévoir est un but qu'il est impossible d'atteindre. »[20] L'opinion si généralement répandue que met en question Portalis serait ainsi porteuse d'une double injonction : celle du simple et celle de la prévoyance, de l'anticipation. Notons bien que la surdétermination porte le nom de la totalité. Tout prévoir serait, en l'occurrence, prévoir des normes pour tout ce qui est susceptible de se manifester dans l'horizon de l'expérience possible. Il faudrait voir que la vue préalable, anticipatrice est elle-même une simplification de cette expérience prise dans sa possibilité. L'outil de la simplification totale de la totalité de l'expérience possible, cette opinion le voit dans cette vue anticipatrice, dans une construction préalable qui reviendrait comme tâche au rédacteur du code, au producteur des normes. Ingénierie virtualisante de l'expérience anticipée dans sa totalité, et nous le disons en pensant y compris au propos de Granel sur le monde d'artefacts auquel la méthode du simple et du faisable à un accès à son tour total. Ce qui fait ici l'intérêt de la position de Portalis, c'est la disjonction affirmée entre le simple et l'évident. En effet, si, pour Descartes, le simple et l'évident revendique la coïncidence, Portalis se montre pour le moins prudent devant une telle équivalence. Toujours à l'encontre de la perspective cartésienne, on retiendra de la retenue surprise de Portalis que le simple n'appartient pas de par sa nature à l'ordre du faisable. La mise en ordre appartient d'autant plus à une volonté de faire, de rendre possible un faire illimité. De toute évidence, la simplification totale de la totalité dont mention est faite ne va pas de soi, n'est précisément pas une évidence. C'est tout le contraire, car le dispositif instrumental qu'est l'anticipation totale est explicitement dit impossible. Tout simplifier en matière légale, en matière de rédaction, de mise en vigueur, d'application, serait donc aujourd'hui encore une opération sur laquelle on aurait besoin de s'entendre, et cela en dépit d'un certain activisme, de l'optimisme irréfléchi qui l'accompagne et surtout de l'intempérance qui lui est propre. Or l'entente, la compréhension et le consensus, nous le savons, prennent du temps. On pourrait aisément avancer que dans ce qui se nomme le désordre normatif, il y va d'une certaine position cartésienne ne serait-ce qu'en raison de son refus du complexe. Les deux positions partageraient quelque chose comme une décision de substituer au régime ontologique du complexe un régime méthodologique du faisable, de l'accessible. Il y va certes d'une certaine compréhension du complexe qui le range du côté du nombre, de l'inflation, d'une prolifération nuisible et superflue. Or le complexe qui fait la contemporanéité devrait être compris autrement que selon les indications du manque de clarté, du confus, du sophistiqué ou du chiffré. On ne saurait ne pas pointer en direction d'une confusion entre complexité et multiplication ; or, il faudrait mieux distinguer les deux car de leur juste compréhension dépendent les pratiques normatives elles-mêmes. Pour en donner une indication préliminaire, notons que seule la multiplication est réversible et réductible. En fin de compte et pour finir de compter, ne devrait-on pas voir dans la position de Portalis une remise en cause de tout programme de simplification du droit ? Mise en question de la suffisance des textes précis, concentrés, du grand art comme méthode de simplification ? Ce qui reviendrait également à une interrogation sur la justesse de la conception de la normativité juridique comme simplification de l'expérience. À suivre aujourd'hui les résultats du droit de la simplification du droit force est de reconnaître que la simplification s'avère une promesse intenable et, qui plus est, un leurre, car elle n'est pas une promesse quelconque, mais le fondement même d'une certaine modernité, sa condition de possibilité et son protocole de légitimité. Il ne serait certes pas sans intérêt de mentionner ici une autre occurrence fondatrice de cette exigence de simplicité. Et nous pensons au préambule à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 lorsque, sur un ton programmatique, il y est dit que le politique se fonde « désormais sur des principes simples et incontestables ». Nous voyons de la sorte que l'exigence de simplicité, de simplification et l'impossibilité ou l'improbabilité qui l'habite ne cessent pas de se retrouver dans l'institution de code normatif à l'époque moderne, quel qu'il soit. C'est dans ce sens précisément que, sans complaisance aucune pour les programmes déclaratoires de simplification, Molfessis note que : « Des mots, on ne tire rien : accessibilité, clarté, intelligibilité du droit ne s'obtiennent pas par proclamation. Sous cet aspect, la démarche dite de simplification du droit a tout d'une grossière mascarade. N'abritant qu'un slogan, dont le sens même est obscur et ambivalent, elle est devenue l'étendard d'une action publique qui cherche à labelliser une réglementation frénétique. »[21] Si des proclamations et de leurs mots on ne pouvait point tirer la normativité des normes ou l'assurance de l'ordre qu'elles revendiquent, certains de ces mots mériteraient toutefois une attention particulière. Ainsi, dans la proclamation-programme de la Commission des lois que nous avons citée plus haut, la référence à des « dispositions insuffisamment normatives » pourrait se prêter à une lecture non conventionnelle. Comment cette insuffisance normative pourrait-elle contribuer à la reformulation et à l'approfondissement de la thématique du désordre normatif ? Il est bien connu que la réponse automatique, la réaction réflexe à l'insuffisance normative consiste à produire d'autres normes, plus de norme, dans l'espoir de renforcer les normes existantes, de réduire les zones sans normes, de rattraper le hors norme. Mais les nouvelles normes, ces suppléments normatifs, ne font que marquer d'une manière toujours plus insistante, toujours plus indéniable, l'insuffisance que l'on a toujours plus du mal à prétendre accidentelle. Comment donc différer cette volonté de faire prise dans sa précipitation, dans son intempérance de poser de normes, de superposer de normes, d'en produire d'autres qui portent remède à celles en déclin, en perte de terrain - forcement d'application ?
Un tel programme d'investigation avec son double protocole méthodologique s'annonce d'autant plus opportun que quelque chose fait indéniablement faillite dans l'approche organisatrice pour ne pas dire gestionnaire, tout comme dans la description tautologique qui est la sienne. C'est précisément ce que donne à entendre cette notation de Nicolas Molfessis : « Reste une interrogation : quels enseignements tirer des années écoulées entre les deux rapports du Conseil d'État ? La mobilisation des esprits, la réaction des pouvoirs publics, fournissent-elles des solutions adaptées au phénomène décrit en 1991 en des termes éloquents ? C'est la pertinence même des mesures ordonnées ou suggérées qui est en cause. »[22] Or, à quoi jugerait-on en dernière instance la pertinence des mesures sinon au bien-fondé des raisonnements qui les auront rendues possibles et applicables ? Et il faudrait distinguer ici encore. Une chose est de décrire le désordre, d'en énumérer les manifestations, d'en inventorier les occurrences, et, dans la foulée, de prescrire des remèdes et une tout autre de le penser, c'est-à-dire d'en éclaircir la provenance, l'enjeu et les conséquences et qui, cette fois-ci, relèvent d'un niveau plus profond de la conception. Penser, est-ce donc nécessairement et immédiatement faire ? Où, plus précisément, la question « comment penser le désordre normatif » relève de la question « que faire », quoi en faire ? Au grand désarroi des fonctionnaires du concret, et de ceux que ces idéologèmes harcellent de par leur insistante et étroite répétition, un décalage s'annonce entre la mobilisation de l'action sous la bannière de l'urgence et la réflexion patiente engagée à éclaircir et à déplier des significations plus complexes. Il semble bien qu'ici aussi la possibilité de la compréhension approfondie de ce qui est en cours dépend de la décision de suspendre un certain faire dans le penser, de le différer, de le dissuader même. Certes, il faut des normes pour le faire. Peut-être faudrait-il penser à une explication intensive, qui reprenne les conditionnements constitutifs de toute règlementation, de toute régulation, qu'il s'agisse de la sphère juridique, de la sphère économique, politique ou éthique. Cela nous autorise à introduire ici une précision supplémentaire. Ce que le principe de discernement remet en question, c'est le bien-fondé de l'approche qui se focalise massivement si ce n'est exclusivement sur le nombre, prétendant de la sorte expliquer le désordre uniquement en s'appuyant sur l'aspect quantitatif. Remise en question inséparable du dévoilement d'une insuffisance structurelle, car, dans une telle perspective, la norme elle-même est comme isolée, sauvegardée dans sa forme et dans sa vocation. Or, il nous semble obligatoire de voir enfin que ce qui est en cause dans le désordre normatif n'est pas simplement la prolifération de normes, mais la norme elle-même prise dans sa possibilité, et dans sa vocation. Une avancée décisive dans l'éclaircissement de la provenance du désordre normatif résiderait ainsi dans un renversement de perspective. Une telle mise au point, d'une remarquable netteté, nous la trouvons par exemple dans l'article déjà cité de Nicolas Molfessis : « Dès lors, bien naïf celui qui contemple l'essor des règles visant à l'amélioration du droit en se réjouissant, comme si l'appel à la simplification et, plus généralement, l'invocation de la sécurité juridique étaient un signe de rédemption du système juridique. C'est parce que la règle se dégrade, que l'inflation normative augmente et que la complexité des textes est croissante, que les pouvoirs publics multiplient les interventions destinées à améliorer la réglementation, à réduire le flot des textes, à simplifier le droit, etc. Un tel dispositif marque ainsi la juridicisation d'un processus de rationalisation du droit censé restaurer le système juridique en soumettant la norme à des réquisits formels et à des tests d'efficience ou d'efficacité. »[23] Toute la question serait dès lors de savoir ce que dégradation de la norme veut dire. Ce qui présuppose connaître ce que, au-delà des définitions plus ou moins réussites, la qualité de la règle signifie vraiment. À défaut de pouvoir suivre ici toutes les voies ouvertes par une telle position, et avant tout par la nomination de ce processus de rationalisation bénéficiant de la marque du juridique, procédons prudemment. Pourrait-on avancer que la dégradation en question a trait lié à quelque chose comme l'épuisement du pouvoir normatif de cet énoncé particulier qui est la règle ? La possibilité de comprendre la dégradation de la norme comme devenir problématique de la normativité, comme épuisement de la force normative des règles, trouverait un certain appui dans sa promotion comme souci primordial du Conseil constitutionnel. « Le Conseil constitutionnel, juge de la constitutionnalité des lois, est désormais devenu celui de leur normativité. »[24] L'élaboration du questionnement approfondi sur le désordre normatif ne peut pas ne pas mener à une remise en cause de la conception de la norme, à une reformulation de cette conception de l'ordre de la norme tout comme de la norme comme ordre. Et cela non pas au sens où les lois à venir devraient respecter des standards de rédaction, par exemple, plus précis. Si cela pouvait assurer un plus d'intelligibilité, cela ne pourrait toutefois reconstruire la normativité. Ce qui en dernière instance inquiète dans la prolifération ce n'est donc pas à proprement parler la quantité, mais l'insuffisance normative. Dans la perspective de cette contribution, l'insuffisance normative n'est pas l'une des conséquences de l'intempérance ou de la compulsion à la régulation, mais bien l'une de ses provenances. Dès lors, les positions à cet égard devraient être revues, reformulées. Car il n'est guère sûr que la maîtrise de la production normative, sa standardisation serait également une procédure capable de renforcer la portée normative des dispositifs à vocation réglementaire. Dans cette perspective ainsi ouverte, on commence à voir que ce qui, au loin et à peine consciemment, travaille la préoccupation pour le désordre normatif est l'interrogation concernant la possibilité des régimes normatifs d'assurer l'ordre, c'est-à-dire de satisfaire à l'exigence d'ordre. Les régimes normatifs, semblerait-il, ne satisfont plus à l'exigence d'ordre, ils ne sont plus - à supposer qu'ils l'eussent été - capables de mettre de l'ordre, c'est-à-dire de signifier universellement, de totaliser le divers, de synchroniser les occurrences, de rassembler les singularités. Nous nous sommes remis à la norme, et nous en sommes déçus. Dans le nombre il y va d'autre chose encore. Excès dans l'excès. Ce qui, dans le nombre, est inquiétant, au-delà de la gêne occasionnée dans la pratique courante, c'est donc bien le spectre de l'inefficacité. C'est ce que laisse entendre cette formule de Delmas-Marty qui dit que « l'efficacité semble inversement proportionnelle au nombre »[25]. La question du désordre recoupe celle de l'efficacité, de la dignité normative de la règle. À vrai dire le déferlement du nombre, qu'on l'appelle multiplication, prolifération, etc., n'est que la conséquence d'une mise à mal de l'efficacité. L'insistance sur le nombre, sur les chiffres, sert donc également à dédire ce qui hante - l'inefficacité. Le problème de la prolifération n'est pas tout à fait celui du pluralisme juridique si on entend par là l'éclatement du monopole étatique mis sur la production de normes juridiques. La hantise de la quantité excède donc, semblerait-il, les ressources des discours traditionnellement rassemblés sous le signe du pluralisme juridique. Ainsi, avant de s'en affoler ou de s'insurger contre les mouvements du nombre, il serait raisonné de scruter en direction de ce qui prédispose la norme à la multiplication qui l'épuise, à la démultiplication qui la livre à la dégradation, au discrédit et à l'inefficacité. Qui l'exproprie, dirait-on dans un certain lexique. Et, par conséquent, nous quitterions, ne fût-ce que pour un temps, la question du nombre et donc du calcul, de la gestion. On fait l'économie de cette économie. Nous pourrions entrevoir ainsi que la possibilité de poser des normes nous est désormais soustraite : elle se dérobe[26]. Cela ne veut pas dire que la production de normes aurait cessé. Tout au contraire, cela veut dire que nous sommes entrés dans la surproduction de normes. La démultiplication est le symptôme et l'effet de la dissolution de la normativité, du retrait de poser une normativité universelle, universellement valide, obligatoire.
Comment donc penser plus attentivement et dire plus rigoureusement la négativité qui s'exprime dans le désordre ? Plutôt que du côté du manque, de la ruine, de la désintégration ou du démantèlement, elle se trouverait du côté de l'excès, du débordement. Ce qui résulte du débordement de la norme, ce dont le hors norme est un nom d'occasion, ce n'est ni l'anarchique politiquement ou moralement compris, contenu et réprimé, ni l'anormal lui aussi moralement, psychologiquement ou médicalement accusé, diagnostiqué et traité en conséquence. Le résultat, si on peut dire, est l'énorme. En effet, ce mot pourrait pointer en direction de l'enjeu complexe, et pour cette raison, à déplier patiemment, du désordre normatif. Car, avec l'énorme, il s'agit à la fois de la démesure, d'un excès quantitatif et du débordement au sens d'une extraterritorialité de la norme. Dans le désordre, la norme est emportée par l'énorme. D'où parfois les énormités des situations, des décisions, des positions, celles que l'on dénonce, celles que, au nom de l'état de droit, de la démocratie, de la sécurité juridique, de la simplicité, on veut corriger, voire rendre impossibles. Le désordre se donnerait alors à comprendre comme excès d'ordre, ou, plus précisément, d'ordonnancement. Prolifération indéfinie d'ordonnancements se superposant, se doublant, se répétant, s'encombrant les uns les autres. L'inflation normative dit l'agglomération de mises en ordre sans ordre. Une possibilité de concevoir la négation hors norme qui affecte expériences et pratiques contemporaines, ces temps hors norme, nous le trouverons, par exemple, chez Derrida. « Non pas d'un temps aux jointures niées, brisées, maltraitées, dysfonctionnantes, désajustées, selon un dys d'opposition négative et de disjonction dialectique, mais un temps sans jointure assurée ni conjonction déterminable. Ce qui se dit ici du temps vaut aussi, par conséquent ou du même coup, pour l'histoire, même si cette dernière peut consister à réparer, dans des effets de conjoncture, et c'est le monde, la disjointure temporale. »[27] Le lexique et la logique de la négation oppositive avec tout ce qu'elle comporte de violence et de détermination explicite ne sont pas à même de rendre compte de ce qui est en jeu. Dans le langage qui est ici le nôtre, le désordre normatif appartient à ce registre du dysfonctionnement, du désajustement. En revanche, le désordre du normatif dirait précisément l'absentement ou l'indisponibilité de quelque chose comme l'assurance ou la détermination placée dans le régime de la complétude. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la négation affectant l'ordre et la norme ne saurait être appropriée par aucune discipline déterminée. Autrement dit, la pensée du désordre normatif quelle qu'elle puisse s'avérer être s'annonce plurielle, différentielle et donc, hélas, désordonnée, en tout cas sans ordre donné d'avance. Ainsi, la réflexion juridique sur l'ordre et le droit aujourd'hui est à son tour traversée de part en part par le souci plus ou moins explicite de dire la négativité singulière qui est celle des temps présents, celle que tente d'inscrire et de prescrire le syntagme désordre normatif, d'en suivre les conséquences. « Ce qui domine le paysage, loin de l'ordre juridique au sens traditionnel, c'est le grand désordre d'un monde tout à la fois fragmenté à l'excès, comme disloqué par une mondialisation anarchique, et trop vite unifié, voire uniformisé, par l'intégration hégémonique qui se réalise simultanément dans le silence du marché et le fracas des armes. »[28] Le fragment cité ci-dessus a le grand mérite de donner à penser que la tension cruciale n'est pas tant celle entre l'anarchie présente, d'une part, et, de l'autre, l'hiérarchie du passé devenue idéal régulateur ou objet de nostalgie mais plutôt entre l'anarchie et l'hégémonie. Les mots d'ordre exhortant inlassablement et comme machinalement à remettre de l'ordre, à rétablir l'ordre, à renforcer les normes, la démocratie ou encore l'état de droit montrent dès lors leur insuffisance si ce n'est leur aveuglement. L'institution d'un ordre surplombant les ordonnancements régionaux, conjoncturels et conjecturaux, portera toujours le stigmate de la violence faite à la multiplicité, en raison précisément de l'épuisement strict et indéniable de la possibilité de continuer à représenter et à mettre en œuvre l'ordre pensé de manière traditionnelle. Telle est l'importance décisive de la question de l'hégémonie. Dans ce « temps sans jointure assurée ni conjonction déterminable » ce qui guette, c'est le déploiement de la raison du plus fort. Déraisonnablement. Encore faut-il comprendre les raisons pour lesquelles la production normative en est venue à se placer sous le signe de la prolifération anarchique. Il y a une hésitation évidente devant l'acception de ce mot dont la signification est toutefois moins celle que les pouvoirs dominants ont toujours voulu lui imposer, et plutôt celle, étymologique, d'absence de principe un, unifiant, effectif, universellement efficace. Or, « anarchique » pourrait ne pas être ici une simple description de la prolifération, autre nom du désordre, mais, bien plus fondamentalement encore, son explication. Ce n'est que pour autant que le principe normatif devient indisponible, inefficient, qu'il y a désormais prolifération de norme. La prolifération est l'attestation de l'anarchie entendue en ce sens. L'anarchique est la condition de possibilité de l'hégémonique. Et par hégémonique il faut comprendre ici l'institution d'un Un en mal de légitimité et dont la seule force normative serait la force, c'est-à-dire la contrainte, la sanction, l'intervention quel que soit le déguisement dont il use. Ce qui délégitime l'un de l'hégémonie, c'est précisément l'anarchique, la complexité plus que la multiplicité. Comment dès lors reformuler la signification de l'ordre dans sa relation à la norme, comment réaménager sa possibilité ? « Par rapport à ce double risque, d'éclatement d'un côté, d'impérialisme et d'hégémonie de l'autre, les conceptions juridiques traditionnelles ne donnent pas de solution toute faite ; il n'y a pas de modèle préexistant. Comme à l'époque où il fallut unifier des coutumes très éclatées, mais à une tout autre échelle, voici les juristes contraints à inventer du neuf. »[29] S'il est bien vrai que la construction de l'ordre, de sa signification et de sa réalité, passe nécessairement désormais par l'invention du neuf, à défaut d'un modèle préexistant, et que cette construction doit compter avec des régimes d'ordre très différents, il faudrait toutefois rappeler que l'unification des coutumes à laquelle elle paraît ressembler ne s'est pas réalisée sans violence. L'unification de coutumes multiples, hétérogènes et irréductibles, ignore toute téléologie naturelle ou naturaliste. Elle est à vrai dire dépendante des violences spécifiques à l'institution étatique, dispositif à son tour hégémonique, violences que les grands récits de l'état-nation tentent de dissimuler, de naturaliser, justement. C'est la raison pour laquelle la différence entre l'unification des coutumes et l'ordonnancement des régimes normatifs contemporains n'est pas seulement, voire avant tout, d'échelle ou de contenu. Le neuf que les juristes se verraient amenés à inventer devrait être tout simplement radical. C'est dire à quel point cette invention est incertaine. Ce qui serait important de retenir de ce propos, c'est que, même s'il ne saurait s'agir d'un modèle, le problème crucial reste le même, c'est-à-dire l'institution d'un régime normatif, juridique, en l'occurrence, et qui ne soit pas simplement local, conjoncturel, totalement démuni de vocation universalisable, et entièrement dépendant d'une décision souveraine. Comment, autrement dit, assurer à une structure énonciative les déterminations propres de la normativité ? Si la nouveauté ne réside pas uniquement ou essentiellement dans l'échelle, dans le nombre, elle résiderait dans l'indisponibilité, l'indétermination et l'incertitude d'un principe suprême, d'une loi des lois. C'est d'ailleurs la nouveauté radicale des temps présents et qui, elle, ne relève pas de l'invention mais de la facticité même de l'expérience historique, politique, juridique. « Un temps du monde, aujourd'hui, par ces temps-ci, un nouvel 'ordre mondial' cherche à stabiliser un dérèglement nouveau, nécessairement nouveau, en installant une forme d'hégémonie sans précédent. »[30] Si le désordre est pris en compte, décrit, pensé, affronté, arraisonné, serait-ce en vue d'un nouvel ordre ? Serait-ce donc en vue de la restauration ou de la réinstauration d'un autre ordre ? D'un nouvel ordre normatif ? Serait-il possible d'imaginer au moins la possibilité d'un ordre autre que normatif ? D'un ordre normatif autre que juridique ? Le normatif suffirait-il à soustraire l'ordre à la force, à la raison du plus fort, à sa démesure ? Ou le juridique ? Et, finalement, qu'espérerait-on au juste de cet ordre ? Que le monde devienne ou redevienne vivable, convivial, signifiant, rassurant, humain ? Espérerait-on d'un nouvel ordre juridiquement fondé et assuré qu'il rende audible le silence du marché et qu'il fasse taire le fracas des armes ? Est-ce légitime de lui exiger une telle chose ? Tout principe ordonnant la multiplicité s'effondre et il ne saurait ne pas s'effondrer. Il ne peut pas satisfaire à l'exigence qu'il se donne, à l'exigence dont il est le symptôme. Si, comme nous avions avancé, à partir d'une certaine époque, l'Occident s'est montré fidèle, parfois sans autre vertu de la fidélité que l'inertie, à la représentation de toute normativité dans sa figure juridique, on ne saurait aujourd'hui, y compris en prenant en compte le désordre normatif, ne pas poser la question de savoir si le juridique a réellement la possibilité de fonder effectivement tout ordre sur celui qui est prétendument le sien. Le neuf qui devrait être inventé serait donc peut-être moins un nouveau principe d'unification et surtout un savoir à la hauteur de l'instabilité, du dérèglement et de la nouveauté, capable, autrement dit, de déstabiliser le devenir-hégémonique de l'ordre. Ne pas éclaircir une telle question et celles qu'elle annonce ou présuppose, voudrait dire s'aveugler devant l'avènement de quelque chose comme une hégémonie dont le seul fondement ne saurait être autre que l'absence de tout ordre fondamental, fondamentalement assuré.
La contemporanéité, avions-nous avancé, est une époque hors norme. Mais comment ça, hors norme, nous répliquera-t-on ? Maintenant que tout est objet de norme, que chaque élément et chaque séquence de l'expérience, fût-elle sociale, politique ou économique, sont sujets à des règlementations ou des régulations multiples s'entassant pour les déterminer, pour les qualifier, pour les arraisonner ? Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la préoccupation liée au désordre normatif porte à croire que tout est hors norme ou au moins perçu comme tel. Que, en dépit d'une production soutenue si ce n'est frénétique et indéniablement sans précédent de normes, en dépit de leur agglutination, de leur superposition, ou précisément en raison de cela même, le normé échappe à la norme, il s'y dérobe. Ainsi commençons-nous à voir de nouveau que la norme est ce qui vient après, plus tard, si ce n'est trop tard. Contrairement à cette perspective que nous avons été appris, formés, disciplinés à prendre pour la plus naturelle de toutes et selon laquelle la norme est le préalable, la majeure déterminant le fait qui tombe sous son incidence, il semble bien que le rapport soit plus incertain que jamais, laissant pressentir un renversement. Ce qui revient aussi à redire avec une radicalité méconnue de la plupart des positivismes insouciants affichant l'autosuffisance que toute norme est posée, positive, artificielle, fabriquée et vulnérable à sa propre absence de naturalité, à son propre manque de fondement ultime, manque qui ne cesse de l'exposer et de l'exproprier. La conception nouvelle que les mutations suivies sinon subies par le droit serait indissociable de l'affirmation de ces renversements et de ces déplacements. La contemporanéité, devrions-nous préciser à présent, est une époque du hors norme. Époque où le hors norme refait surface menaçant d'ébranler les fondations même du faire-monde en voie de planétarisation. Il menace en tout cas la performance et la pertinence des grandes représentations dominantes jusqu'ici. Il ne serait pas dépourvu d'intérêt de rappeler ici que, face à la crise financière globale, les prises de positions ont insisté presqu'à l'unanimité sur une certaine insuffisance normative. Les mesures proposées, effectivement prises ou simplement annoncées, ont dans la plupart des cas visé le renforcement de la réglementation et du contrôle en matière des marchés de capitaux. Tout cela pour dire à quel point le hors norme est le réflexe du raisonnement politico-juridique. Si, par la ensuite, la nouvelle production normative devrait avant toute autre chose assurer la transparence, cela jette un jour sur les présupposés de ces mêmes programmes d'action, sur la conception courant du fait et de la norme. Et également sur la manière courante de concevoir la possibilité pour les pratiques - financières ici, mais on pourrait légitimement généraliser - de se dérober aux dispositifs normatifs mis en place et en vigueur. « Ose-t-on l'évidence ? »[31], demande Nicolas Molfensis. Question incontestablement frappante. Y aurait-il besoin de courage, d'un courage de la vérité, là où il s'agit de dire la provenance de la prolifération désordonnée des normes, le devenir toujours plus problématique de la possibilité d'assurer leur normativité, entendant par là leur force exécutoire, leur force obligatoire ? Quoi qu'il en soit, nous choisissons de placer les développements qui suivent dans le sillage de cette interrogation. Qui est-ce qui engendre donc le désordre normatif ? Non pas tant le nombre de normes mais avant toute autre choses les normes, dirions-nous, en un certain sens. Le normé, aussi, dans un autre sens, encore plus primitif. Le normé résiste à la norme, il cesse de respecter le pacte toujours hypothétique et jamais conclu avec la superstructure de la norme, avec cette superstructure que, avant et par delà tout marxisme, est la norme. Le normé, on l'a dit de multiples façons, est l'hétérogène de la norme. À cette différence près que dans cette hétérogénéité nous voyons ici la provenance même de la norme et non pas simplement son cas, le risque de sa chute. Voulant devenir réelles, voulant devenir le réel, ce plus que réel qu'est le devoir-être, les normes se font faits, échouant ainsi dans un régime de double fictionnalité : ni normes, ni faits. Hantée par cette obsession de manquer le réel, de manquer de réel, la norme s'adonne au fait. Elle se fait fait normatif. Au lieu d'un compte de faits nous aurions affaire avec un conte de fées. À prendre en considération la préoccupation suscitée par la dimension descriptive des règles et qui souvent est tenue responsable pour la diminution de leur portée normative, il semblerait effectivement que la norme est encline à narrer un fait, à en faire la légende. La norme s'échange en fait. Mais ce fait, et c'est notre thèse centrale, la norme l'a toujours été et en dépit de tous ses grands récits, qu'ils soient naturalistes, jusnaturalistes ou positivistes. Ce qui arrive, en ce sens, à l'époque contemporaine comme entame du prestige symbolique et sacral de l'institution normative, n'est que le dévoilement d'une aporie constitutive de la loi. « Toute loi, de par la maximisation fantasmatique dont elle naît, s'inscrit en différend avec les singuliers. Toujours, donc, l'extraterritorialité envahit le continent de l'isomorphisme normatif. »[32] Le singulier est l'énorme de la norme, cela même qui l'excède, qui l'emporte en la déjouant. S'il y a désormais énormément de normes, c'est en dernière analyse en raison de cette extraterritorialité, du singulier insoumis, et que la norme n'a plus les moyens de déguiser, de réprimer. Ce que l'on appelle désordre normatif provient en dernière analyse de l'effraction de l'extraterritorialité du singulier dans le normatif prétendument isomorphe. On ne dira toutefois pas que c'est une révolte du fait, une émancipation de la tutelle de la norme, car ces mouvements appartiennent encore à la logique de la négation oppositive, dialectique, que nous avons jugé opportun de dire ici insuffisante. Ce qui arrive s'est le déploiement de l'hétérogénéité radicale et à vrai dire infranchissable entre la norme et le fait. Ce différend entre la norme et le fait qu'elle prétend subsumer, arraisonner, connaît un nouvel éclatement mettant ainsi à mal la représentation classique. Tout comme, du même coup, du même coup de force, il fournit une explication de l'avènement de ce que l'on convient d'appeler la régulation comme nom d'occasion et certes impropre d'une nouvelle normativité. De la mise à mal de la maximisation fantasmatique dont la loi dépend et du devenir intenable de l'immaculation factuelle de la norme témoigne aussi la définition que Gérard Timsit, par exemple, donne de la nouvelle régulation : « Le deuxième caractère de cette nouvelle normativité est ce que l'on pourrait appeler sa contextualité. Là encore, c'est une caractéristique qui découle directement du caractère dialogal de la norme. On ne saurait en effet, dans une situation de dialogue, édicter des normes qui ne tiendraient pas compte de la situation singulière qu'elles sont appelées à régir et du contexte dans lequel elles interviennent. D'où non seulement la contextualisation croissante de la normativité, mais l'émergence et la multiplication de droits que l'on accuse d'être des droits de dérogations ou d'exceptions. Manifestant la singularité de cette normativité, ils peuvent en menacer, il est vrai, la prévisibilité et la sécurité. »[33] Ce qui est hors norme est inscrit dans le régime normatif posé ou, comme on s'est habitué à le dire, il est inscrit au cœur même de la loi au sens large. Et c'est ce différend inapaisable de la norme et du singulier qu'elle tente d'arraisonner qui est en dernière instance l'origine du désordre. Du désordre du normatif. Le déploiement des mutations que la science et la doctrine juridiques désignent de manière intéressée comme désordre normatif atteste en fait que toute institution porte en elle-même le possible de sa propre destitution. Et cette possibilité ne peut pas ne pas se réaliser même si pendant très longtemps le dispositif normatif et la représentation justificatrice qui l'accompagne réussissent à la dissimuler, à la réprimer, à l'inhiber si efficacement qu'elles finissent par se prendre pour l'évidence la plus incontestable. Pour reprendre les mots de la citation, la déconsidération de la situation singulière, du singulier, serait devenue intenable. Devenir qui rouvre la possibilité d'affirmer la dimension dialogale de l'institution normative, l'origine factuelle de la norme dont la répression a constitué le propre du modèle légaliste. Au tout début de ces développements nous avions cité la description quantitative sur laquelle Georges Hispalis comptait pour exposer l'inflation législative. Il faut maintenant rendre raison à cette position en citant également la suite de l'argument : « Ainsi, si l'apparence est celle d'un recours sans cesse accru à la loi - dès qu'un problème se pose, on fait une loi, entend-on dire souvent - la réalité est celle de lois notablement moins nombreuses aujourd'hui qu'il y a trente ans, mais plus volumineuses, complexes, voire touffues qu'auparavant. L'inflation législative, ainsi définie, apparaît comme un phénomène naturel et largement partagé, dont les causes visibles ou cachées sont multiples ; en endiguer les débordements suppose une prise de conscience et un consensus sur les moyens. »[34] Si de cette mise au point on espère une démystification ou une dénégation du désordre normatif numériquement compris, elle n'y réussit qu'en partie. Car si les lois sont en fait moins nombreuses, il n'en reste pas moins qu'elles prolifèrent intérieurement : elles deviennent plus complexes et plus touffues justement en raison de l'incapacité où elles se trouvent de par leur constitution à arraisonner, à appréhender le fait singulier, à le déterminer complètement. Ensuite, la production législative n'est qu'une partie de ce qui est en question dans la surproduction normative. Quoi qu'il en soit, il nous semble légitime de voir dans cette redéfinition de l'inflation législative[35] une preuve à l'appui de l'argumentation que l'on vient d'esquisser et qui place la provenance de la prolifération normative mettant en danger l'ordre juridique dans l'éclatement du différend entre la norme et le singulier. Ce qui conduit à la remise en question du rapport entre exigence d'ordre et moyens juridiques et, pour finir, de la conception du droit dans la mesure où dans sa formulation elle est dépendante de cet impératif et de cette promesse d'ordre. Un autre phénomène communément rattaché au désordre normatif pourrait être invoqué ici pour appuyer l'affirmation selon laquelle la relation du fait à la norme ne peut plus se représenter, à supposer que jamais elle l'eût pu, selon une géométrie simplifiée, prétendument naturelle : « Une même situation juridique se trouve ainsi placée sous l'empire de diverses règles spéciales qui s'additionnent pour déterminer, par agglutination en quelque sorte, le droit applicable. Un contrat à durée indéterminée conclu par un consommateur, par voie électronique, et donc aussi à distance, sollicite divers corps de règles spéciales, tenant à l'objet du contrat, à la qualité du contractant, à la forme de l'acte, etc. »[36] Comment ne pas voir en effet dans la multiplication des empires, dans leur agglutination et leur additionnement, l'attestation du fait radical que le singulier n'est pas subsumable en soi et naturellement à une norme qui en serait la vérité, l'ordre, ce qu'il devrait idéalement et réellement être. D'un point de vue normatif, le fait est indéterminé. Comment dès lors prendre la mesure de ces déplacements ? À en croire Delmas-Marty, « il suffit d'admettre que la déréglementation ne signifie pas 'moins de droit', mais le passage à un autre type de droit nommé 'régulation'. »[37] Nous nous trouverions impliqués dans une question de nomination, de nom et de nom propre. Suspendant un instant l'inertie et la commodité du conventionnalisme, cet autre type de droit, est-il toujours et à vrai dire du droit ? Admettre, procéder par hypothèse et selon un tel protocole conventionnel, est-ce suffisant ? Et à quel dessein devrait-on admettre ? Pour sauver quoi ? La même quantité de droit ? La propriété, l'adéquation du nom ? Ne serait-ce pas sauver d'autres apparences ? Poursuivons l'investigation. « En somme, loin de réduire la part du droit, la déréglementation marque seulement l'apparition d'un nouveau processus d'engendrement des normes fondé sur l'affaiblissement du principe hiérarchique. »[38] De toute évidence, la part du droit ne se réduit guère. C'est tout le contraire, comme peut le prouver l'observation la plus humblement empirique ou statistique. À moins que la part du droit ne veuille dire autre chose encore que la présence quantitativement enregistrable de la présence du droit. Mais le problème n'est pas là. Ce qui donne à penser, c'est précisément cet affaiblissement du principe. Et, qui plus est, la fondation des nouvelles normes dans un tel affaiblissement. Qu'en serait-il alors de leur force ? Mais prenons les choses en ordre. « Principe hiérarchique », selon les exigences constitutives de la logique traditionnelle, celle à laquelle la formulation du principe appartient de plein droit, est une expression tautologique. Tout comme, et selon les mêmes exigences constitutives de la représentation des principes, l'affaiblissement d'un principe ne va pas sans la suppression de ce même principe. Pour faire bref, soit un principe est puissant et effectif, soit il n'est pas du tout. C'est pour cela que le mot « seulement » est de trop, attestant une intention distincte de la description et qui pourrait se justifier éventuellement en relation avec une volonté d'apaisement. Si le droit est structurellement lié à la puissance d'un tel « principe hiérarchique », il est légitime de se demander si les conséquences de son affaiblissement ne sont pas à rigoureusement parler plus importantes qu'un simple changement de style. Il se pourrait donc bien que le nouveau processus d'engendrement de normes soit tout simplement non principiel, sans référence à un principe, et donc sans la projection sécurisante et légitimante d'un ordre hiérarchisant. Le nouveau statut de l'engendrement des normes est marqué par l'indisponibilité de la fondation. Par conséquent, les normes elles aussi affichent un nouveau visage et il se pourrait très bien que les vieilles descriptions des normes ne correspondent plus à ces normes produites dans les conditions d'un affaiblissement du principe, de son devenir-ineffectif. Comme nous l'apprennent l'épistémologie et l'histoire des sciences, il n'y a pas d'apparition d'un nouveau modèle sans crise de l'ancien, sans remise en question des présupposés fondamentaux du champ de connaissance et de pratique en question. Un nouveau processus d'engendrement des normes ne ferait donc son apparition que suite au devenir-impossible de l'ancien. Un exposé de cette crise, nous le trouverons par exemple dans l'article déjà cité de G. Timsit : « Une nouvelle normativité sociale - qui se manifeste en effet désormais au travers de phénomènes - ce sont eux que l'on appelle « la régulation » - extrêmement divers mais qui ont tous en commun de vouloir substituer, et pour combattre leurs défaillances, à la normativité spontanée du marché et à la normativité imposée de l'État, une normativité dialoguée - une normativité qui, fondée sur le dialogue de ceux et avec ceux auxquels elle est destinée, puisse retrouver et réinventer sa légitimité face à ceux, et parfois avec ceux-là mêmes qu'elle prétend régir. Deux questions se posent donc. Quel dialogue? Pour la production de quelle norme? »[39] Or, dans cette perspective, nous voyons bien que ce qui importe n'est point la part du droit, mais la mesure dans laquelle ce que l'on continue à appeler le droit était dépendant dans sa formulation et dans sa réalisation de cet ancien processus de production normative. Comme on a vu, le nouvel espace où se déploie le nouveau type de droit se définit précisément par l'impossibilité de renvoyer à un principe. Et c'est précisément cette impossibilité qui ouvre un tel espace qui est celui de l'anarchique, plutôt que de l'anarchie. Non seulement nous serions ainsi amenés à penser un autre droit, à penser autrement le droit du présent, mais peut-être en même temps, si nous trouvons le temps, le droit tel qu'on l'a construit, enseigné et pratiqué jusqu'à présent, ce droit des temps modernes qui aurait forgé ou aurait eu la prétention de forger la communauté politique et l'état de droit. Peut-on soutenir que la norme reste intacte, égale à elle-même, en dépit du fait que le processus de son engendrement change et cela de la manière la plus substantielle qui soit ? Ainsi, la réflexion sur le désordre normatif, sur ce temps ou sur ce monde hors norme qui en accusent la frappe, ne mène pas seulement à la reformulation, voire au renouveau de la conception du droit et de son ordre, mais aussi à la réévaluation critique des modèles explicatifs et des dispositifs opérationnels impliqués dans l'institution normative à l'époque moderne. Nous voyons encore une fois qu'il ne saurait point suffire de tout simplement admettre qu'il y ait passage à autre chose : autre engendrement de normes, autre conception des institutions normatives - juridiques ou autres. Le désordre normatif est également le lieu de visibilité, de manifestation des apories inscrites depuis toujours au cœur même de ces configurations. En analysant le désordre normatif, la séparation entre la norme et l'ordre, entre le singulier et la norme, nous commençons à entrevoir que la loi moderne était déjà traversée par une impossibilité, et que la représentation dominante, légaliste, de la sphère juridique était une manière de réprimer l'impossibilité interne. Désormais la représentation dominante serait à son tour devenue bavarde, simplement déclarative. Parmi les documents fondamentaux d'une telle investigation critique on comptera sans doute l'ouvrage de Reiner Schürmann qui dans ses conclusions écrit : « Au généalogiste des représentations normatives, l'hubris philosophique se déclare dans l'acte de législation, non en des transgressions. Les arrêtés qui ont successivement servi à légitimer l'ordre en Occident se sont imposés par la même terreur que celle avec laquelle Iphigénie lance des traits de regard à ses sacrificateurs. Ces arrêtés ont été promus référents derniers pour leur époque, démesurément. »[40] L'hubris est celle de l'institution de principes fondamentaux. La démesure n'est donc pas seulement ou avant tout celle de la multiplication quantitative et numériquement enregistrable de normes. La démesure qu'il s'agit de penser est surtout celle de la fondation, de la volonté de tout puiser dans un fondement, ou dans ce que l'on appelle dans une douce ignorance les principes généraux. Dans la généalogie des institutions normatives s'annonce quelque chose comme une résistance à l'institution hégémonique ou au devenir-hégémonique des suppléments normatifs. Ce qui en appelle à un savoir capable de tempérer et de déjouer l'excès de la promesse d'un ordre total, d'un ordre mondial. Les volontés et les protestations plutôt éthiques et théologiques voulant à tout prix voir dans les lois et les normes des sens ultimes, des significations majeures et des valeurs suprêmes n'ont plus de crédit désormais. Il s'agit, avec les normes, de simples ordonnancements, d'arrangement, d'adaptations, de conventions.
La situation qui fait l'intrigue des développements précédents et d'une longue série d'écrits d'orientations et affiliations des plus diverses mais également d'une interminable suite de politiques publiques, cette situation se laisserait résumer comme suit : des normes plus nombreuses mais plus faibles, des normes trop nombreuses et trop inefficaces. À tel point qu'un désordre normatif vient déranger pratiques et représentations que l'on croyait stabilisées. D'où la question à l'allure procédurale : comment tempérer la production normative, qu'il s'agisse de réglementation ou de régulation ? Or, ce qui serait à saisir, à expliquer, ce serait précisément le devenir-problématique de la force des normes, de leur vocation ordonnatrice. Comment en rendre compte ? Sur quoi fonder et comment articuler un savoir ou un savoir-faire à même de tempérer la production normative sans se donner les moyens et le temps de la comprendre dans sa provenance, dans sa possibilité même ? De toute évidence, dans le rapport entre la prolifération et l'insuffisance ce qui est en cause c'est bien la force normative. Au bout des analyses argumentatives suivies jusqu'ici, il s'annonce légitime de dire qu'il n'y aurait pas de désordre normatif sans désordre du normatif. Et, par conséquent, le désordre normatif ne saurait être élucidé tout comme il ne saurait être rappelé à l'ordre, remis en ordre - théorique et pragmatique -, sans l'éclaircissement de ce qui, dans le normatif, de son dedans, le livre au désordre et l'expose à la destitution, ce que, provisoirement, par improvisation, nous avons appelé désordre du normatif. Aussi opportun et correct que cela puisse être, il est nécessairement insuffisant de se résumer à accuser la demande inflationniste de lois, la production en excès de règles sans portée normative, la perte de compétence ou l'effacement des limites qui seraient appelées à assurer son propre. Dès lors, au lieu de déclamer ou de dénoncer sur un ton gai ou, bien au contraire, paniqué, une crise de la normativité - fût-elle juridique ou autre -, il serait plus approprié de se donner les moyens et avant tout le temps pour repenser ce que c'est que le pouvoir normatif, son rapport au juridique, pour repérer les pièges et les leurres, les positions devenues intenables à l'œuvre dans les conceptions traditionnelles et toujours dominantes de l'ordre, du juridique, de la loi, de la norme et pour démonter cette machine entrée en état d'intempérance[41]. Parmi les effets engendrés par l'introduction du principe de discernement, le moindre n'est pas cette affirmation qui pose qu'il ne saurait y avoir de solution juridique pour le désordre du normatif. Si pour une certaine modernité la juridicisation a pu paraître fonctionner comme une telle solution, aujourd'hui elle ne peut pas cacher son obsolescence. Il y aurait certainement des moyens juridiques à mobiliser pour porter remède au désordre normatif. Mais cela ne saurait jamais restaurer une normativité forte, assurer l'inhérence de la force normative aux énoncés promulgués, signés, opposés. Reviendrait-on dès lors non pas à Montesquieu mais à Montaigne ? À celui qui écrit : « Or les loix se maintiennent en crédit, non parce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique de leur authorité, elles n'en ont poinct d'autre. Quiconque leurs obeyt parce qu'elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doit. »[42] Devrait-on dire aujourd'hui que les normes se maintiennent en crédit, à défaut de quoi elles ne sauraient avoir d'efficacité autre qu'illégitime, non pas parce qu'elles ont force normative mais parce qu'elles sont normes ? Parce qu'elles sont normes, c'est-à-dire parce que nous nous accordons pour assumer cette fiction juridique, juridico-politique, qui veut que certains énoncés soient considérés comme doués de force normative ?
[1] Le texte à été élaboré dans le cadre du projet de recherche exploratoire La pluralité des sources normatives dans la construction de l'état de droit postcommuniste, projet soutenu par le CNCSIS (PN II Idei 2407). Dans une première version, le texte a été présenté lors du séminaire francophone interdisciplinaire Comment penser le désordre normatif ?, organisé à Cluj-Napoca du 13 au 16 mars 2009 par l'Institut francophone régional d'études stratégiques - état de droit et société civile. * Docteur en philosophie, chercheur en philosophie du droit à la Faculté de Droit de l'Université « Babeş-Bolyai » de Cluj-Napoca ; emilian_cioc@law.ubcluj.ro. [2] « L'inflation législative et la dégradation de la qualité de la loi sont des phénomènes trop connus et trop analysés pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. » Olivier Dutheillet de Lamothe, « La sécurité juridique : le point de vue du juge constitutionnel », in Conseil d'état, Rapport public annuel 2006, « Sécurité juridique et complexité du droit », Paris, La Documentation française, p. 373. [3] La tournure qu'utilise Jean Carbonnier lorsqu'il parle de « Babylone juridique » semble bien pointer en direction d'une certaine confusion. Le désordre normatif serait-il donc le châtiment que la démesure de la fierté et de la hardiesse se seraient attiré ? Cité par Mireille Delmas-Marty, Le relatif et l'universel. Les forces imaginantes du droit, t. I, Paris, Seuil, 2004, p. 11. [4] Laetitia Guilloud, « Les révisions constitutionnelles induites par l'intégration européenne : l'introduction du désordre normatif dans la Constitution de 1958 », p. 2. Consulté le 14-03-2010. URL : http://www.droitconstitutionnel.org/congresParis/comC1/GuilloudTXT.pdf [5] Conseil d'état, Rapport public annuel 2006, éd. cit., p. 272. [6] Mireille Delmas-Marty, Le relatif et l'universel, op. cit., p. 7. [7] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 42. [8] « Lois de simplification, loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, circulaires relatives à la qualité de la réglementation ou à la maîtrise de l'inflation normative mais aussi et encore chartes de la qualité de la réglementation, rapports ad hoc, création de commissions spécialisées, décisions consacrant des normes constitutionnelles sur la sécurité juridique ou ses manifestations... constituent un corpus juridique en charge de la police du système juridique. » Nicolas Molfessis, « Combattre l'insécurité juridique ou la lutte du système juridique contre lui-même », in Conseil d'état, Rapport public annuel 2006, éd. cit., p. 394. [9] Georges HISPALIS, « Pourquoi tant de loi(s) ? », Pouvoirs, revue française d'études constitutionnelles et politiques, n°114, 2005, p. 101. Consulté le 14-03-2010. URL : http://www.revue-pouvoirs.fr/Pourquoi-tant-de-loi-s.html [10] Nicolas Molfessis, art. cit., p. 395. Et l'auteur de détailler : « L'inflation normative ? Cet indicateur, généralement privilégié, est sans appel. On l'illustre de multiples façons : nombre des textes - stock ou flux -, volume des textes, nombre d'amendements législatifs, jusqu'au poids en kilos du Recueil des lois. Ce que l'on pourrait appeler le 'taux de rotation', pour désigner la vitesse à laquelle des règles changent dans un domaine juridique, mériterait sans nul doute une analyse statistique : on sait des secteurs - droit du travail en tête - frappés de réformes permanentes. » Ibid., p. 393. [11] Georges Hispalis, art. cit., p. 115. [12] « Mais cela n'explique pas complètement l'évolution : des facteurs pathogènes viennent amplifier les effets de ces causes objectives et, dans une certaine mesure au moins, légitimes. » Conseil d'état, Rapport public annuel 2006, éd. cit., p. 231. [13] « De même, l'ordre juridique communautaire, initialement conçu sur des règles hiérarchisées qui s'incorporent directement dans les ordres juridiques nationaux, a été dénaturé dans sa cohérence. Cette altération est créatrice d'un désordre normatif qui se traduit par une désorganisation dans l'édiction des normes communautaires et par des perturbations liées à l'intégration de ces normes dans le droit interne des États membres de la Communauté. » Valérie NICOLAS, « Le désordre normatif », Pouvoirs, revue française d'études constitutionnelles et politiques, n°69, 1994, p. 35. Consulté le 14-03-2010. URL : http://www.revue-pouvoirs.fr/Le-desordre-normatif.html [14] Conseil d'état, Rapport public annuel 2006, éd. cit., p. 254. [15] Mireille Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Paris, Seuil, 1998, p. 76. [16] Simplifions La Loi. Consulté le 14-03-2010. http://simplifionslaloi.assemblee-nationale.fr/. [17] « Afin de mettre en œuvre les principes et objectifs de valeur constitutionnelle de clarté, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, il lui paraît utile, dans ses domaines de compétence (droit civil, droit pénal, droit commercial, droit des collectivités territoriales, droit administratif...): d'abroger des dispositions devenues inutiles, redondantes, obsolètes ou insuffisamment normatives ; de proposer la mise en cohérence de dispositions mal coordonnées, voire contradictoires ; de suggérer la réécriture de dispositions peu intelligibles. » Consulté le 14-03-2010. http://simplifionslaloi.assemblee-nationale.fr/ [18] Gérard Granel, études, Paris, Galilée, 1995, p. 72. [19] Conseil d'état, Rapport public annuel 2006, éd. cit., p. 375. [20] Jean-étienne-Marie Portalis, « Discours préliminaire sur le projet de Code civil », in Discours et Rapports sur le Code civil, Université de Caen, 1989, p. 5-6. [21] Nicolas Molfessis, art. cit., p. 396. Et parmi ces proclamations voulant l'impossible, on ne pourra pas ne pas compter celle qui vise à tirer des mots d'une phrase la normativité même de la norme. Dans son article premier, la Proposition de loi constitutionnelle tendant à renforcer l'autorité de la loi statue : « Sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, elle est par nature de portée normative. » N° 1832 Proposition de loi constitutionnelle tendant à renforcer l'autorité de la loi. Consulté le 14-03-2010. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/12/propositions/pion1832.asp N'aurait-on pas là une situation des plus étranges, si ce n'est une position tout simplement intenable ? Quelle serait cette loi qui stipulerait une chose aussi étrange que la naturalité de la normativité ? Ne devrait-on pas se résigner à n'y voir qu'une gesticulation déclaratoire, passage à la limite d'un positivisme qui s'arroge la possibilité de faire l'impossible en posant que la nature est par nature normative ? [22] Nicolas Molfessis, art. cit., p. 392. [23] Ibid., p. 395. [24] La Qualité de la loi. Les Documents de Travail du Sénat. Série Études Juridiques, septembre 2007, p. 31. De ce déclin témoignent toutes les initiatives tendant à renforcer l'autorité de la norme. « Bien plus, les lois se laissent aller désormais au bavardage, en comportant de plus en plus de dispositions purement déclaratives, voire d'annexes descriptives comportant des objectifs et des principes d'action qui peuvent être gratifiants au niveau programmatique, mais qui n'ont rien à voir avec la responsabilité du législateur et créent même une ambiguïté sur la portée de son intervention. La loi n'a pas pour objet d'affirmer des évidences et des projets politiques, mais de fixer les normes rendant possible la mise en œuvre des objectifs poursuivis. Comme vient de le rappeler opportunément le Conseil constitutionnel : 'la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit, par suite, être revêtue d'une portée normative'. » N° 1832 Proposition de loi constitutionnelle tendant à renforcer l'autorité de la loi. Consulté le 14-03-2010. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/12/propositions/pion1832.asp [25] Mireille Delmas-Marty, Le relatif et l'universel, op. cit., p. 12. [26] « L'insécurité juridique, c'est la règle qui se dérobe. » Nicolas Molfessis, art. cit., p. 391. [27] Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 42. [28] Mireille Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné. Les forces imaginantes du droit, t. II, Paris, Seuil, 2006, p. 7-8. [29] Mireille Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, op. cit., p. 105. [30] Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 79. [31] Nicolas Molfessis, art. cit., p. 398. [32] Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, Mauvezin, TER, 1996, p. 64. [33] Gérard TIMSIT, « Normativité et régulation », in Les Cahiers du Conseil Constitutionnel, 2006 n°21, Paris, Dalloz, 2007, p. 130. [34] Georges Hispalis, art. cit., p. 102. [35] « L'inflation législative n'est donc pas l'augmentation du nombre des lois nouvelles, mais celle de leur taille. » Georges Hispalis, art. cit., p. 102. [36] Nicolas Molfessis, art. cit., p. 392. [37] Mireille Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, op. cit., p. 78. [38] Ibid., p. 83. [39] Gérard Timsit, art. cit., p. 129. [40] Reiner Schürmann, op. cit., p. 752. [41] « La force normative serait-elle si menacée que l'on se hâte à son chevet ? Ou s'agirait-il plutôt, comme le suggère l'Introduction de ce livre, d'en repérer les différentes significations dans un effort, non pour définir et délimiter donc exclure, mais pour ouvrir le débat en accueillant les questions qui aussitôt affluent, 'des plus pointues sur un plan technique aux plus amples sur le plan théorique'. Au risque de remettre en cause quelques-unes des certitudes que l'on croyait acquises, comme l'assimilation de la force normative à la force obligatoire. » Mireille Delmas-Marty, « Post-scriptum sur les forces imaginantes du droit », in La force normative. Naissance d'un concept, Catherine Thibierge et alii, Paris, L.G.D.J./Bruylant, 2009, p. 847. [42] Montaigne, Essais, III, ch. XIII., « De l'expérience », Bibliothèque de la Pléiade, p. 1203. |