Numărul 1 / 2010

ARTICOLE

 

 

PLURALITE DES SOURCES D'AUTORITE, UNITE DE L'ETAT SOUVERAIN

 

Ciprian MIHALI*

 

 

Abstract: The present study seeks to show that the modern political history - or the history of modern politics, or modern politics tout court - is a construction founded on a relationship of inseparability, although a tensed relationship, or even a conflictual one, between the mechanisms of sovereignty and the strategies of authority. We will therefore try to describe the manner in which "sovereignty" becomes the essential attribute of the modern nation-State, by a political, judicial or, to a larger extent, normative reduction of the sources of power, whereas, on the other hand, the monopoly of the very same State conflicts permanently with the "supplementary", excessive, invading nature of the instances of authority, instances which cannot let themselves be subject to a mere "State control", or to "authority", in the institutional sense of the word. 

 

Mots-clé : souveraineté, autorité, Etat-nation, précarité, légitimité, légalité

Keywords: sovereignty, authority, nation-state, precariousness, legitimacy, legality.

 

 

 

L'étude que nous proposons ici tente de montrer que l'histoire politique moderne - ou l'histoire de la politique moderne, ou la politique moderne tout court - est une construction articulée sur un rapport d'inséparabilité, mais un rapport tendu ou même conflictuel, entre les mécanismes de la souveraineté et les stratégies de l'autorité. Nous allons essayer de décrire la manière dont la souveraineté devient l'attribut essentiel de l'Etat-nation moderne, à travers une réduction politique, juridique ou, plus largement, normative des sources de pouvoir, alors que de l'autre côté, le monopole du même Etat se heurte en permanence au caractère « supplémentaire », excessif et proliférant, des instances de l'autorité, qui ne se laisse jamais ramener au seul modèle étatique, aux « autorités » dans le sens institutionnel du terme.

 

L'argumentation de ce rapport suivra alors quelques points.

Dans un premier moment, nous allons présenter la construction du principe de souveraineté en théorie politique et juridique et sa fondation sur l'image de l'Un. Une deuxième partie du texte proposera une analyse philosophique du concept d'autorité, partiellement inspirée des œuvres d'Alexandre Kojève et de Hannah Arendt. Une troisième partie s'attachera à l'étude de la précarité qui définit à la fois la souveraineté et l'autorité, et ce non pas comme un déficit ou une défection moderne (sinon postmoderne) de ces concepts, mais comme un facteur constitutif de leur définition même en tant que desideratum, ce moteur de toute l'architectonique conceptuelle de la politique moderne.

 

 

L'un de la souveraineté

 

Depuis deux siècles au moins, la souveraineté constitue le concept central de la pensée politique et juridique de l'Etat moderne. Sans cacher sa forte inspiration théologique, la souveraineté est devenue, avec l'avènement de l'Etat-nation européen, la clé de voûte de l'édifice qui s'est construit autour des et par l'intermédiaire des nouveaux acteurs de la scène politique : le peuple et/ou la nation. L'histoire pas si longue mais très riche de la souveraineté moderne nous apprend que son concept s'est décanté par des mouvements incessants de glissement des significations, avec des emprunts théologiques, reconnus ou non, en arrivant à désigner plus ou moins métaphoriquement l'étaticité même de l'Etat, l'attribut suprême de la nation, la qualité du sujet rationnel et autonome, l'indépendance du législateur, etc. L'articulation de la légitimité politique du détenteur de la souveraineté et de la légalité juridique qu'institue le souverain est la source de la légitimité dont jouit le souverain dans l'exercice de son pouvoir. Un pouvoir qui repose sur l'unité, l'indivisibilité et l'inaliénabilité de la souveraineté et qui - en tant que mécanisme inextricable - revient à l'Etat comme institution apte à mettre en œuvre l'exercice de la souveraineté. La souveraineté dans son sens moderne constitue l'Etat-nation et, réciproquement, l'Etat-nation confère un contenu nouveau à cette propriété du pouvoir qu'il hérité des régimes féodaux.

Certes, la souveraineté n'est pas née avec l'Etat moderne et encore moins avec sa déclinaison nationale. Elle est inséparable, de tout temps, de l'exercice du pouvoir et du commandement politique. Mais ce qui fait le propre du pouvoir étatique moderne c'est, d'une part, la compréhension exclusivement politico-juridique de la souveraineté, et, d'autre part, l'invention de cette figure paradoxale de l'ordre politico-juridique, qui est la souveraineté du peuple. Les deux spécificités - en tant que processus, devenir même de la société moderne - nous ramènent alors à l'idée que nous avançons ici et qui porte sur l'unité/unicité de la souveraineté. Car si, d'abord, la souveraineté est en quelque sorte sécularisée et placée formellement dans le seul espace des mécanismes politiques et juridiques, il n'en reste pas moins que le « résidu » théologique (et qui est plus qu'un résidu, à en croire Carl Schmitt et d'autres auteurs, qui est l'essence même de la politique et de la souveraineté), ce « résidu » donc contribue de manière significative à la construction du schéma unique de la souveraineté étatique. De l'autre côté, la modernité politique a inventé cette figure qu'on peut qualifier de « paradoxale » de la souveraineté du peuple, une figure qui à la fois renforce l'unité de l'Etat souverain et la mine en permanence, on lui opposant la pluralité et la diversité des membres qui compose le peuple, un peuple.

 

Du théologique dans la souveraineté

Dans son ouvrage monumental sur Les principes philosophiques du droit politique moderne[1], Simone Goyard-Fabre estime que le sens que nous héritons de la souveraineté est le résultat d'une triple controverse dans la pensée politique de Bodin, Grotius et Hobbes, qui porte sur l'origine, l'étendue et les titulaires de la souveraineté. Sans reprendre ici les détails de l'analyse développée par Goyard Fabre, arrêtons-nous pour commencer à la question de l'origine de la souveraineté. Cette question, nous dit l'auteur, selon une idée communément acceptée dans la théorie politique, rend compte de la complexité du concept moderne d'Etat et de sa complicité, dans son devenir sécularisé, avec la tradition théologico-politique. La pensée anté-moderne avait mis en avant l'autorité souveraine, et donc unique, de Dieu, qui commande tout et qui permet aux puissances terrestres (rois, princes) de tenir leur pouvoir, leur autorité et leur souveraineté de Dieu seul et en tant qu'imago Dei. Le « scandale »[2] des propos de Grotius ou de Hobbes, et même de Rousseau, qui « osent » supposer que Dieu ne serait qu'une hypothèse, n'est pas tant le scandale théologique qui mettrait en doute l'existence de Dieu, mais celui qui se laisse apercevoir, à long terme et avec des conséquences que nous pouvons à peine maintenant évaluer dans toute leur portée, dans la théorie et la pratique politico-juridiques des États modernes. Car, si au début ce scandale concernait la nature et l'origine divine du pouvoir royal, il sera question, par la suite et pendant un processus qui est synonyme de la modernité politique, de l'interruption du transfert de légitimité sacré de la loi divine vers la loi terrestre, avec une prise en charge, si l'on peut dire comme ça, par la raison humaine, calculatrice et constructrice, de la mission de fabrication des lois, de l'autorité et de la souveraineté. Autrement dit, « jurisconsultes et philosophes d'accordent pour ne plus chercher l'origine de la souveraineté étatique dans le décret impénétrable d'un Dieu transcendant qui présiderait à toutes les destinées du monde humain, jusques et y compris dans ses structures juridico-politiques. Mais, en privilégiant les puissances constructrices de la raison et de la volonté humaine, ils sont encore loin de « dé-sacraliser » le monde et d'affirmer la laïcisation radical du droit de l'État »[3].

A ce point, nous partageons l'avis de Goyard-Fabre sur l'incomplète désacralisation du droit politique moderne, surtout si l'on tient compte de cet attribut de la souveraineté que nous avons mis ici en discussion, à savoir celui de l'unité et de l'unicité du pouvoir souverain. « L'affirmation de la souveraineté comme essence de l'État moderne n'implique donc pas la dé-théologisation du monde et du droit politique... L'intelligibilité du concept moderne de la souveraineté qui caractérise, en ce « monde », le pouvoir de l'État n'implique pas de rupture avec la pensée théologique traditionnelle... L'élan humaniste (ou anthropologiste) de la Modernité ne consiste pas à renier Dieu mais à penser la puissance souveraine de l'État en transposant l'idée d'omnipotence divine dans la sphère du droit public en voie de rationalisation »[4]. Tout au long donc du processus de désacralisation du monde moderne, il se passe une transformation jamais achevé ; le résidu de sacralité dont fait état parmi d'autres Carl Schmitt, se manifeste justement dans cet interstice qui se creuse entre, d'une part, une certitude de moins en moins assurée dans l'existence et l'omnipotence de Dieu et, d'autre part, une autonomie de l'homme jamais conquise entièrement. Et cette survivance du théologique, du transcendantal, devient active lorsqu'il s'agit de revendiquer pour et par l'État non seulement son omnipotence, mais aussi et surtout son exclusivité en matière de souveraineté et de capacité à légiférer. Goyard-Fabre insiste dans son texte sur la définition de la souveraineté étatique en tant que « capacité quasiment sacrée d'être la source vive de tous les pouvoirs »[5] ; mais ici l'attribut de sacralité renvoie moins à la divinité qu'à son image de pouvoir un et indivisible, inviolable et inaliénable.

L'histoire des États modernes, avec leur dimension nationale, et l'histoire des relations conflictuelles entre ces États, ainsi que leur manière de se rapporter aux sujets de droit, montre combien le rappel à cette exclusivité souveraine s'est emparée à la limite de la force et du monopole de la violence dite légitime lorsqu'elle a pu être contestée de l'intérieur ou de l'extérieur.

Mais sans continuer dans cette direction, nous allons traiter maintenant de l'autre dimension de la souveraineté une, renforcement et en même temps mise en cause permanente de cette exclusivité dont il est question dans la souveraineté.

 

 

Du pluriel dans la souveraineté

L'un des défis majeurs de la souveraineté moderne procède de ce que la même Simone Goyard-Fabre appelle ses « titulaires »[6]. L'idée de la souveraineté absolue des rois étant de plus en plus critiquée (et ce malgré des justifications théoriques, comme celles de Grotius ou Hobbes), une revendication se fait jour à travers les nouvelles voix de la théorie et surtout à travers des changements historiques du XVIIIème siècle. Tout cela conduit à ce qu'on a pu appeler un « déplacement du lieu de la souveraineté des princes aux peuples », qui ne concerne pas tant la contestation de la souveraineté en soi, mais son appartenance. C'est Rousseau qui est la porte-parole de cette contestation au nom d'un peuple qui conclut son contrat social et qui par cet acte même exige pour soi la fondation du pouvoir souverain (même si et surtout par l'intermédiaire de ses représentants) et la référence permanente à lui. Car « si l'on l'écarte toute référence à la volonté divine ou aux « décrets de la Providence », il n'est plus d'autres solutions que de fonder l'ordre politique sur la force ou bien sur le consentement »[7]. Mais comme la force n'est qu'une solution provisoire, d'une « vertu légitimatrice faible », avec des effets d'obéissance incertaine auprès des sujets, le consentement peut être mobilisé pour obtenir sinon l'obéissance complète, au moins sa légitimation et l'intériorisation de la norme juridique. « La théorie démocratique de la souveraineté du Peuple présente donc l'incomparable mérite d'incarner, plus que tout autre, l'idée selon laquelle les gouvernés ont consenti par avance à la loi qui les régit en élisant leurs représentants »[8].

Si la vie sociale se voit réglée à travers cette auto-imposition de la norme juridique et par l'immanentisation de la source de la loi, il reste néanmoins le problème de la souveraineté du peuple, de son image et de sa non-dispersion. Car si sa source dans les régimes démocratiques est désormais la multiplicité des membres du corps social, cette source reste formelle, toute aussi formelle que l'est aussi la décision « populaire », qui est le plus souvent (sauf révolution) médiatisée et récupérée par l'élite politique des représentants du peuple. Pour qu'une décision majeure du point de vue politique puisse être prise, pour qu'il y ait donc manifestation, exercice de la souveraineté, celle-ci doit toujours tendre vers ce que Julien Freund a pu appeler « monocratie »[9]. Retenons le mot, sans suivre fidèlement le raisonnement de Julien Freund, un mot qui indique qu'il est « dans l'esprit le commandement  qu'il soit exercé par une autorité unique au sein d'une même collectivité politique », qu'une décision émane d'une seule instance, de l'instance la plus forte (même si sa décision peut être arbitraire), de l'instance qui a les moyens d'imposer sa décision et de la faire respecter. La monocratie décrit ce mode de fonctionnement de l'action souveraine qui tend toujours vers la pureté et l'indivisibilité, vers un règne sans partage et sans reste.

D'où alors, pour conclure avec cette partie, la rapport à la fois d'indissociabilité et de tension, de contradiction, entre souveraineté et démocratie, dans le sens étymologique de ce terme, comme cratie du demos, pouvoir du peuple, pouvoir de ceux justement qui n'ont pas le pouvoir, qui n'ont aucun pouvoir. Une tension qui se résout rarement en faveur du peuple, même si l'action souveraine ne devient pas forcément action autocratique ou répressive. Finalement, il ne s'agit pas dans ce jeu démocratique d'une opposition entre l'un et le multiple, mais du rapport entre une minorité qui gouverne et une majorité qui est gouvernée. « Les gouvernements s'exercent toujours de la minorité sur la majorité. Le « pouvoir du peuple » est donc nécessairement hétérotopique à la société inégalitaire comme au gouvernement oligarchique. Il est ce qui écarte le gouvernement de lui-même en écartant la société d'elle-même. Il est donc aussi bien ce qui sépare l'exercice du gouvernement de la représentation de la société »[10].

La souveraineté reste, malgré toutes ces tensions et conflits intra-étatiques, l'attribut incontournable de l'État-nation moderne. Nous n'insisterons pas dans ce texte sur les enjeux de la souveraineté dans les rapports interétatiques, une question que nous avons traitée ailleurs[11]. Mais si l'on ne peut pas comprendre encore aujourd'hui la souveraineté sans le recours à la forme étatique d'organisation politique, ni, inversement, l'État sans son attribut fondamental (avec tous les remaniements que la souveraineté ait pu connaître ces dernières décennies et notamment après 1990), cela ne doit pas nous empêcher d'avoir une approche critique de cette inséparabilité. C'est pourquoi, sans pouvoir dresser un bilan aussi provisoire qu'il soit de la souveraineté, nous partageons avec Jacques Derrida une analyse et un questionnement qui concernent le destin contemporain et futur de la souveraineté :

« On ne peut pas combattre, et de front, toute souveraineté, la souveraineté en général, sans menacer du même coup, en dehors de la figure état-nationale de la souveraineté, les principes classiques de la liberté et d'auto-détermination... La souveraineté état-nationale peut elle-même, dans certains contextes, devenir un rempart indispensable contre tel ou tel pouvoir international, contre telle hégémonie idéologique, religieuse ou capitalistique, etc., voire linguistique, qui, sous couvert de libéralisme et d'universalisme, représenterait encore, dans un monde qui ne serait qu'un marché, la rationalisation armée d'intérêts particuliers »[12].

 

et la question qui s'en suit :

« Comment décider entre, d'une part, le rôle positif et salutaire de la forme « Etat » (la souveraineté de l'Etat-nation), et donc de la citoyenneté démocratique, comme protection contre les violences internationales... et, d'autre part, les effets négatifs ou limitatifs d'un Etat dont la souveraineté reste un héritage théologique, qui contrôle ses frontières et les ferme aux non-citoyens, monopolise la violence, etc. ? »[13]

 

Nous privilégions cette approche interrogative, qui fait état de la nécessité de garder le concept de souveraineté, mais aussi de l'impossibilité  de l'utiliser selon les déterminations hérités de la tradition théologico-politique, et non pas celle qui parle d'un « achèvement de la souveraineté »[14].

Pour ce faire, dans la deuxième partie de cette étude nous ferons un détour par la question de l'autorité, de son concept et de ses déclinaisons contemporaines.

 

 

Concept et figures de l'autorité

 

Nous ne pourrons pas entamer l'analyse des figures de l'autorité sans deux idées majeures qui accompagnent toute réflexion autour de ce sujet : la première de ces idées est de nature lexicale et philosophique : la frontière entre l'autorité et le pouvoir n'est pas clairement définie, en sorte qu'on puisse employer indifféremment dans le langage le plus courant ces deux termes. La deuxième idée est plutôt un constat historique, mais toujours avec une racine philosophique ; c'est l'idée de Hannah Arendt, dans son texte connu sur « Qu'est-ce que l'autorité ? » et qui peut se résumer ainsi : il serait plus sage de se demander ce que fut l'autorité, car elle a disparu du monde moderne ou, du moins, elle se trouve dans une crise constante, une crise de toute les autorités traditionnelles, qui est à la fois et plus généralement la cris de la tradition et de la religion.

Prenons ces idées l'une après l'autre et voyons d'abord comment circonscrire une définition de l'autorité en la délimitant des termes voisins, notamment le pouvoir. Cette tentative de définir l'autorité devrait nous permettre d'argumenter en faveur de sa pluralité constitutive et du jeu des autorités dans une société. Dans un deuxième moment et dans une perspective plus contextuelle, nous mettrons face à face la pluralité de l'autorité à la souveraineté une et inaliénable.

 

Le concept de l'autorité dans le sillage de la souveraineté

A en croire Jacques Bouveresse, les dictionnaires ne font pas une distinction très nette entre pouvoir et autorité. Ainsi, si le pouvoir peut être défini comme autorité, gouvernement d'un pays, la définition de l'autorité se ramène, à son tour, au droit ou au pouvoir de commander. Une certaine synonymie superficielle s'établit entre les deux au niveau linguistique. Mais cette synonymie, aussi superficielle qu'elle soit, doit beaucoup à une certaine compréhension politique et juridique du pouvoir et de l'autorité, qui s'est transmise dans le langage courant lorsque nous parlons indifféremment du Pouvoir (« les gens du Pouvoir ») et des autorités (les « autorités locales » ou les « autorités centrales »). A chaque fois, les mots décrivent une hiérarchie, une pyramide qui constitue la pyramide même du droit dans une société[15]. C'est le même type d'analyse que fait Michel Foucault dans son cours du 21 janvier 1976 au Collège de France, lorsqu'il entreprend la critique des opérateurs de domination qui s'instituent dans le jeu inséparable de la souveraineté et du pouvoir :

« La théorie de la souveraineté se donne, au départ, une multiplicité de pouvoirs qui ne sont pas des pouvoirs au sens politique du terme, mais qui sont des capacités, des possibilités, des puissances, et qu'elle ne peut pas les constituer comme pouvoirs, au sens politique du terme, qu'à la condition d'avoir entre temps établi, entre les possibilités et les pouvoirs, un moment d'unité fondamentale et fondatrice, qui est l'unité du pouvoir. Que cette unité du pouvoir prenne le visage du monarque ou la forme de l'État, peu importe ; c'est de cette unité du pouvoir que vont dériver les différentes formes, les aspects, mécanismes et institutions de pouvoir. La multiplicité des pouvoirs, entendus comme pouvoirs politiques, ne peut être établies et ne peut fonctionner qu'à partir de cette unité du pouvoir, fondée par la théorie de la souveraineté »[16].

Il s'agit donc d'un schéma du fonctionnement du pouvoir, qui permet, selon l'interprétation foucaldienne, non seulement de le comprendre sous un modèle d'unité, mais aussi et surtout, dans notre hypothèse, d'assimiler dans cette unité l'autorité en tant qu'instance politico-juridique.

Jacques Bouveresse, que nous avons cité plus haut, insiste à juste titre à distinguer entre pouvoir et autorité, en faisant toujours référence aux dictionnaires, qui attribuent au pouvoir une « fonction juridique », alors que l'autorité « serait un ascendant, une influence résultant de l'estime, d'un pression morale, de jugements émis par une personne et considérés comme vrais »[17]. Deux logiques différentes présideraient le pouvoir et l'autorité : le premier relèverait du droit, public ou politique, alors que la deuxième du fait, comme « apanage de personnalités ou de groupes censés incarner la sagesse, le désintéressement, la compétence ; d'hommes exceptionnels dotés d'un charisme, d'un magnétisme irrésistible »[18].

Mais cette distinction est plus que factuelle, elle est conceptuelle et l'ignorer nous conduit non seulement à la confusion, mais, plus profondément encore, à une compréhension toute particulière de l'organisation des relations sociales, politiques et juridiques dans une société.

Afin de déceler et de surmonter cette confusion, nous nous arrêterons brièvement sur la définition du concept d'autorité proposée par Alexandre Kojève dans son célèbre texte La notion de l'autorité[19], pour en retenir les traits qui nous semblent décisifs pour notre propos. Et l'un de ces traits qu'il faut mettre en avant dès maintenant tient à la dimension politique, étatique de l'autorité. Car, en effet, selon Kojève, « l'Autorité de l'État est une, vu que l'État est un »[20]. Mais, selon le philosophe, ce type d'autorité n'est pas simple ; l'unité/unicité de l'autorité étatique tire sa détermination de l'unité/unicité de l'État. Sauf que cette prétention politique d'exclusivité ne peut aucunement obnubiler les mécanismes sociaux, moraux qui produisent d'autres figures de l'autorité. Expliquons cette idée, en revenant au texte de Kojève.

La définition la plus simple de l'autorité peut se résumer ainsi : « l'autorité est la possibilité qu'a un agent d'agir sur les autres (ou sur un autre), sans que ces autres réagissent sur lui, tout en étant capables de le faire ». Et avec une autre version de la même définition : « En agissant avec Autorité, l'agent peut changer le donné humain extérieur sans subir de contrecoup, c'est-à-dire sans changer lui-même en fonction de son action »[21]. Des formules qui nous font penser toujours à Foucault et à ses descriptions du pouvoir en tant qu'action sur l'action de l'autre (et non pas sur son corps ou sur son appareil psychique), qui implique la double liberté, de celui commande et de celui qui est assujetti à la commande. La formulation de Kojève introduit pourtant une différence décisive : si la liberté peut se manifester de deux côtés de la relation, l'action en revanche ne se situe que du côté de l'agent ; celui qui obéit et qui reconnaît l'autorité, tout en disposant de la capacité de réagir, ne le fait pas. L'intention de Kojève est donc différente et consiste à délimiter le territoire propre de l'action de l'autorité, en la distinguant à la fois du pouvoir et de la force. En situant le pouvoir du côté de la force, il établit un rapport d'exclusion entre celle-ci et l'autorité : « non seulement exercer une autorité n'est pas la même chose qu'user de la force (de violence), mais les deux phénomènes s'excluent mutuellement. D'une manière générale, il ne faut rien faire pour exercer l'Autorité »[22]. Une telle exclusion est, selon Kojève, totale : si l'autorité n'a pas besoin de recourir à la force pour se faire reconnaître, car elle est Autorité (et il l'écrit en majuscule) tant que son action est directe et ne rencontre pas d'opposition (toujours possible, mais jamais réalisable), la force annule toute autorité, la détruit. L'action violente contre l'autorité est synonyme de sa non-reconnaissance, un triangle d'exclusion qui se complique une fois qu'on fait intervenir la question du droit et, du coup, de la « légalité » ou de la « légitimité » de l'action. Car le Droit (lui aussi écrit avec majuscule) fait que l'action « légale » ou « légitime » puisse être une action autoritaire, pour ceux qui le reconnaissent et pour ceux qui ne le reconnaissent pas, mais le subissent. Le Droit supprime alors l'exclusion totale entre l'autorité et la force, pour autant que c'est lui qui détermine le légitime ou le légal, attributs que Kojève situe du côté de l'autorité, et, en même temps, peut s'emparer de la force pour imposer sa norme ou sa loi. Et l'auteur va encore plus loin, d'un pas qu'on peut estimer comme inévitable, en introduisant encore une distinction, entre légitimité et légalité. Ainsi, toute autorité est légitime, elle peut être légale aussi, mais toute légalité n'est pas nécessairement l'expression d'une autorité reconnue. Kojève va jusqu'à dire, d'une expression très forte par sa plasticité : « la Légalité est le cadavre de l'Autorité »[23]. Il comprend par cette formule la réification ou la mise à mort de l'autorité dans une coquille vide qui est celle de la légalité étatique, une légalité qui peut s'éloigner de la légitimité pour un pouvoir au fur et à mesure que son autorité s'évanouit. Autrement dit, un pouvoir est légitime tant qu'il jouit d'autorité ; si celle-ci disparaît (pour des raisons que Kojève n'explicite pas mais qui se laissent facilement comprendre lorsqu'il évoque le mouvement révolutionnaire de contestation du pouvoir), le pouvoir se replie dans le légalisme.

 

Légitimité et légalité, ou de la précarité dans l'ordre politique

 

Le rapport entre autorité et souveraineté se complique dans tout ordre politico-juridique si on le décline en fonction des termes utilisés déjà par Kojève, à savoir la légitimité et la légalité.

Partons dans l'analyse de cette complication d'un constat tout simple, issu de l'observation courante, la nôtre et celle d'autres observateurs du devenir politique des sociétés modernes : au milieu du siècle passé, Hannah Arendt remarqua le fait « qu'une crise de l'autorité, constante, toujours plus large et plus profonde, a accompagné le développement du monde moderne dans notre siècle »[24]. Une perception similaire, beaucoup moins philosophique, avait à la même époque Charles de Gaulle : « Notre temps est dur pour l'autorité. Les mœurs la battent en brèche, les lois tendent à l'affaiblir »[25]. Un diagnostic sévère, mais pertinent, qui rend compte non seulement d'une transformation plus ou moins contingente de l'organisation politique et juridique des sociétés modernes, mais de la manière même (on dirait presque : de l'essence) dont l'ordre politique se constitue dans ces sociétés. Tel que le remarque Julien Freund, en effet, toutes les grandes idéologies modernes (sinon modernisatrices ou prétendument modernisatrices) dénoncent l'autorité et le pouvoir en place qui la détient, au nom d'un meilleur gouvernement, qu'il soit socialiste, libérale ou autre. Mais, d'autre part, il y va, une fois qu'un nouveau se met en place, de rétablir l'autorité précédemment combattue. Un double jeu donc autour de l'autorité, de contestation et de renforcement, qui mène sans doute à son affaiblissement, à sa précarisation. Une précarité de l'autorité qui est nourrie aussi de la complication évoquée plus haut, celle entre légalité et légitimité. Le même Julien Freund introduit une distinction nécessaire dans ce contexte entre « être une autorité » et « avoir une autorité ». Si l'on tient compte de cette distinction, on s'aperçoit vite que la nostalgie qui entoure la perte de l'autorité concerne le fait d'être une autorité, plus précisément la disparition des figures charismatiques censées peupler l'espace politique. Or, il nous semble que le phénomène auquel nous assistons (et participons) aujourd'hui dans le vacillement des repères politiques est celui par lequel des figures politiques représentatives (ou devenues telles par le processus électoral) cherchent un renforcement de leur autorité moins du côté de la légitimité, que du côté de la légalité. Expliquons cette affirmation par une citation tirée de l'ouvrage de Simone Goyard-Fabre : « le concept de légitimité constitue un rempart contre le caprice ou l'anarchie, contre l'arbitraire ou l'insensé. Il répond au besoin qu'on les hommes d'assurance, de confiance et de cohérence. Parce que la légitimité traduit le refus de la fantaisie et de l'imaginaire dans la sphère de l'action quotidienne, elle est un facteur de sérieux et de crédibilité... La légitimité porte en soi la marque du juste. Elle s'accompagne donc d'autorité »[26]. Il y a une solidarité entre les deux, sans doute ; mais cette solidarité reste précaire, jamais assurée, du fait même que l'activité politique n'arrive jamais à satisfaire en entier ce besoin de confiance et de crédibilité ; et ce, justement parce que le mode même d'organisation des régimes politiques démocratique limite (et du coup sape) le mécanisme d'une autorité sans faille, permanente et incontestable. Il intègre ce que Jacques Derrida aurait appelé une « auto-immunisation » de la démocratie, et partant une auto-immunisation de la légitimité, de l'autorité, une opération par laquelle le « corps » politique produit de son intérieur même les « virus » qui lui affaiblissent l'immunité. Une métaphore médicale qu'il convient de garder dans sa dimension expressive, mais qui a l'avantage de décrire de façon plastique le jeu fragile, inhérent à l'autorité et à la légitimité.

S'il y va alors d'un affaiblissement de l'autorité (de l'« être une autorité »), il est compensé par un renforcement dans l'autre sens, de l'« avoir une autorité », et ceci grâce à l'instrument de la légalité. Autrement dit, si « l'autorité politique a besoin de légitimité pour être ce qu'elle doit être », dans la politique moderne, « la légitimité rejoint la légalité »[27]. La confiance et la crédibilité qui accompagnent la légitimation de l'autorité se traduisent dorénavant par une rationalisation de l'action politique et juridique, selon une exigence logique du rationnel, formulée ainsi dans le positivisme juridique. De Max Weber à Hans Kelsen ou jusqu'aux auteurs de nos jours, les études sur l'organisation politique mettent en avant la nécessité d'une régularisation du fonctionnement des institutions étatiques, avec une insistance sur leur dimension procédurale, sur la fonctionnarisation du pouvoir, sur la spécialisation des tâches, etc., ou tout ce qui fait de la bureaucratisation un complément indispensable de la légitimité, avec ce double visage de l'impersonnalité du système de la massification de la démocratie.

Avec un schéma plus simple, nous pouvons imaginer le croisement de la légitimité (qui vient d'en bas) et de la légalité (qui vient d'en haut) dans le point d'intensité de la rencontre entre autorité et souveraineté, là où l'autorité ne se résout plus (si elle l'a jamais fait) en légitimité, ni la souveraineté dans le pouvoir absolu d'une Loi.

En parlant ainsi de la précarisation de l'autorité et de la souveraineté, nous ne voulons pas marquer une simple (sinon simpliste) transformation des deux comme affaiblissement des structures du pouvoir qui existaient dans les sociétés traditionnelles. Car à les penser dans ce schéma simple d'une diminution ou d'une perte serait, au fond, garder l'image d'une involution à partir d'un modèle donné, parfait dans un temps zéro, dans un moment initial et initiatique du pouvoir politique.

Il serait alors plus utile de décrire et d'essayer de comprendre le devenir de l'autorité dans le sens d'une pluralisation de ses formes et de ses contenus, d'un excès et surtout d'un déplacement de ses figures en dehors du champs politique, là où les média, par exemples, construisent et déconstruisent (détruisent...) sans cesse et de manière impitoyable les noms, les instances appelées à occuper le devant de la scène sur laquelle se joue le spectacle de l'autorité. Dans un tel contexte, la légalité n'est qu'un dernier rempart, mais qui reste solide et nécessaire d'un type de pouvoir, politique, imaginé, conceptualisé et pratiqué selon un modèle pyramidal dans lequel l'œil souverain comprend (dans les deux sens du mot) l'ensemble hétérogène de la réalité. La pyramide est l'architecture dans laquelle souveraineté et autorité font un. Le réseau, en revanche, de l'existence humaine individuelle - éparpillée et projetée de plus en plus sur des trajectoires qui rendent difficile la sujétion comprise comme attachement d'un sujet à un lieu, à une règle - jusqu'aux sociétés et communautés soumises à des dynamiques politiques, économiques, militaires ou autres qui ne connaissent plus de frontières et qui ne respectent plus les logiques étatiques, le réseau est donc cette figure de la disjonction entre souveraineté et autorité, qui oblige à la fois les politiques, les experts, les intellectuels, à les définir et à les appliquer selon d'autres coordonnées. Une souveraineté en partage, décliné plutôt selon le critère de la responsabilité que selon celui de l'usage (légitime de la force), une autorité qui, elle-même, n'en est plus une et se nourrit des sources et des instances les plus diverses.

 

* Maître de conférences, Département de Philosophie, Université « Babeş-Bolyai » Cluj-Napoca ; ciprianmihali@yahoo.fr.

[1] Paris, PUF, 1997.

[2] Ibidem, p. 131.

[3] Ibidem, p. 131.

[4] Ibidem, p. 132-133.

[5] Ibidem, p. 135.

[6] Ibidem, p. 137.

[7] Gérard Mairet, Le principe de souveraineté. Histoire et fondements du pouvoir moderne, Paris, Gallimard, 1997, p. 35.

[8] Ibidem, p. 36.

[9] Julien Freund, L'Essence du politique, Dalloz, Paris, 2004, p. 131-132.

[10] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005, p. 59.

[11] Cf. Ciprian Mihali, « La souveraineté comme responsabilité », in Sécurité humaine et responsabilité de protéger, Paris, Editions des Archives contemporaines.

[12] Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 216.

[13] Jacques Derrida, « Auto-immunités, suicides réels et symboliques. Un dialogue avec Giovanna Boradori, in Le « concept » du 11 septembre (avec J. Habermas), Paris, Galilée, 2003, p. 182.

[14] Gérard Mairet, op.cit., p. 162.

[15] C'est ce que soutiennent, par ailleurs, François Ost et Michel van de Kerchove dans leur ouvrage commun, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002 : « Traditionnellement, et en dépit des multiples limites que nos ordres juridiques ont toujours imposées au principe de la séparation des pouvoirs, s'est développée une conception essentiellement hiérarchique, linéaire et arborescente de la structure d'un système juridique. Largement intériorisé tant pas les gouvernants que par les gouvernés, cette conception a traditionnellement dominé - et domine souvent encore - la pensée juridique dans ses formes d'expression les plus diverses... On comprendra facilement que l'image d'une pyramide, dotée d'un sommet unique, solidement assise sur sa base et stratifiée en plusieurs niveaux intermédiaires, constitue l'expression la plus parlante d'un tel modèle » (p. 43-44).

[16] Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard, p. 37-38.

[17] Jacques Bouveresse, « Lieux de pouvoir, lieux d'autorité », in L'autorité (coord. Jean Foyer, Gilles Lebreton, Catherine Puigelier), Paris, PUF, 2008, p. 99.

[18] Ibidem, p. 99-100.

[19] Gallimard, Paris, 2004.

[20] Op. cit., p. 139.

[21] Op. cit., p. 58 (A.K. souligne).

[22] Ibidem, p. 61.

[23] Ibidem, p. 63.

[24] Hannah Arendt, « Qu'est-ce que l'autorité ? », in La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 121.

[25] Charles de Gaulle, Le fil de l'épée, 2e édit., Paris, 1944, p. 61, cité par Julien Freund, in L'essence du politique, Dalloz, Paris, 2004, p. 376.

[26] Simone Goyard-Fabre, op. cit., p. 222.

[27] Ibidem, p. 229.


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