Numărul 1 / 2009

 

 

DE L'EXCEPTION A L'ETAT D'EXCEPTION : LES REGIMES PRIVE ET PUBLIC DE L'EXCEPTIONNALITE EN DROIT ROMAIN

 

Claudia-Cristina Şerban*

 

 

            Abstract : Our study intends to offer a characterization of the juridical regime of exceptionality in Roman law, embracing both private and public fields, in order to identify the mechanism that exception follows in each case. At first, a semantic analysis of the term has allowed us to identify the key element for a unified juridical meaning: the exception reveals itself every time as a crucial defense means. This aspect helps to partially neutralize its tension with the norm: the role of the exception begins at the exact point where the norm becomes unable to protect a certain fundamental interest. But this teleological horizon doesn't remain the same as we pass from private to public law: if private law easily legitimates exception as an efficient means to defend an individual right, in return public law invokes exceptional measures when the salvation of the State is at stake, thus suspending the same individual rights previously defended.

                We have tried to follow this conflict of values by confronting the function of exception in private Roman law, and the effects of exceptional measures in public Roman law. Regarding private law, we were able to notice that a protectionist finality openly commands the historical apparition of exception: as a secondary and accidental part of the formula, exception complexifies a juridical situation by taking into account a significant factual element, such as dolus or metus in the emblematic cases of exceptio doli and exceptio metus. Nevertheless, in its defense means quality, exception tends to fade in profit of other protection mechanisms, namely the restitutio and the actio.

                Roman public law, on the other hand, presents several institutions corresponding to the effort of encompassing and responding to exceptional factual circumstances: dictatorship, justitium and senatus consultum ultimum. We have retained the latter (against Giorgio Agamben, for instance, who tends to overestimate justitium) as the privileged figure in Roman history of what we call now the state of exception. The senatus consultum ultimum, in its proclaimed teleological function of a means to the Republic's salvation, allows the roman Senate to suspend a number of essential civic guarantees, thus becoming an ambiguously placed institution, at the crossroads between law and politics. From exception to the state of exception, we are thus confronted to an inversion of finalities, which has the meaning of a potential and imminent transgression of individual rights.

 

Mots cléfs: exception, droit romain, droit public, droit privé, senatus consultum ultimum.

 

 

 

I. Problématique et analyse sémantique

 

 

L'exceptionnalité représente un sujet qui attire non seulement par son actualité, perpétuellement confirmée, mais aussi par sa marginalité : elle se situe en effet aux confins de la norme (tout en restant relative à celle-ci) et par conséquent, en un certain sens, aux confins du droit même. Ayant ainsi le caractère d'un thème limite, elle met à l'épreuve la consistance interne du droit et questionne son fonctionnement.

            Mais par-delà cet intérêt conceptuel de l'exception, ce qui incite éminemment à l'approcher, ce sont ses occurrences historiques, ou la manière dont, dans un contexte juridique déterminé, elle intervient et restructure l'ordre de droit. Cet aspect est vraisemblablement celui qui a déterminé son invocation explicite, par des auteurs emblématiques pour diagnostiquer l'esprit de l'époque, pour définir le climat du XXe siècle : nous pouvons en ce sens rappeler l'affirmation lapidaire, mais d'une postérité théorique imposante, formulée par Walter Benjamin dans sa huitième thèse Sur le concept d'histoire, selon laquelle « l'état d'exception [...] est devenu la règle »[1]. Une telle valorisation de l'exception, purement philosophique à première vue, s'appuie en réalité sur une analyse historique extrêmement attentive aux bouleversements politiques du siècle dernier. Mais, si au XXe siècle, l'intérêt conceptuel de l'exception avait comme corrélat historique l'imminence ou la présence de la guerre, ou celles des totalitarismes favorisés par ces conditions, au début du XXIe siècle, l'actualité occidentale de la thématique de l'exception n'apparaît plus tellement sur le fond historico-politique de la guerre, mais plutôt par rapport à un fond moins politique que socio-économique : celui de la crise. Nous allons voir par ailleurs, un peu plus loin, qu'il y a une cohésion remarquable entre le régime de la crise et celui de l'exception.

            Ces réflexions, par lesquelles nous avons choisi d'introduire notre propos, servent à préciser les motifs qui ont régi notre orientation vers le thème auquel la présente étude est consacrée. En effet, avant sa circonscription technico-juridique, l'exception possède un intérêt relatif tant à son évidence en quelque sorte naturelle, qu'à sa relevance philosophique pour penser et comprendre le fonctionnement et la cohérence interne de l'ordre de droit. Sous ce dernier aspect, nous partageons l'enthousiasme relativement récent de Giorgio Agamben, qui s'est proposé[2] de vérifier rétrospectivement, au début du XXIe siècle, la vocation et la pertinence prophétique de la thèse de Benjamin. Dans sa visée d'expliciter techniquement les raisons qui fondent l'actualité contemporaine symptomatique de l'exception, Agamben part du constat suivant : « l'indistinction de l'exécutif et du législatif, caractéristique de l'état d'exception, tend à se transformer en pratique durable de gouvernement »[3]. La cible de cette affirmation est manifeste : il s'agit d'une pratique devenue habituelle aussi dans le cadre du régime parlementaire roumain, et qui a été caractérisée de manière suggestive par la doctrine comme une « hémorragie » des ordonnances d'urgence. Or, une telle usurpation des prérogatives législatives par l'exécutif, symptôme de l'état d'exception, n'est compréhensible que si nous prenons la mesure de l'actualité perpétuelle de l'urgence (suggérée par l'affirmation de Benjamin), seule susceptible de motiver une telle modification de l'équilibre de la balance des pouvoirs. Toutefois, en dépit de toute légitimation possible, un théoricien comme Agamben préfère identifier ce fait à « un problème technique essentiel qui signe en profondeur l'évolution des régimes parlementaires modernes : l'extension des pouvoirs de l'exécutif dans le domaine du législatif », et qui signifie « l'érosion progressive des pouvoirs législatifs du Parlement »[4].

            Au-delà de ce diagnostique spécifique, qui ne couvre qu'un aspect local, voire ponctuel, de l'ordre juridique contemporain, l'intérêt philosophique de l'exceptionnalité se laisse désigner non seulement dans la perspective de sa vocation anarchique (conséquence de son rapport dialectique avec la norme de droit), mais aussi du point de vue d'une certaine vocation fondatrice de droit, relative à l'intervention d'une finalité supérieure qui constitue le moteur même du régime de l'exception. Sur le fond de cet horizon élargi, l'intrusion de l'exécutif dans la sphère du législatif se profile comme un symptôme régional qui n'a pas encore la valeur d'un moment constitutif de l'état d'exception.

            D'autre part, si nous avons pu parler d'une actualité perpétuellement confirmée de la thématique de l'exceptionnalité, cela nous invite à une évaluation diachronique, ou plus précisément à une démarche généalogique apte à déterminer les occurrences historiques fondatrices et décisives du régime juridique de l'exception. Or, dans la mesure où le droit représente l'invention la plus originale et sans doute l'héritage le plus précieux du monde romain[5], une entreprise généalogique fidèle au point de vue de l'origine s'oriente naturellement, dans le domaine des institutions juridiques, vers le droit romain. Cette nécessité naturelle de prendre en considération le droit romain est présente même dans l'analyse philosophique menée par Agamben, dans la mesure où celle-ci cherche à accorder à trouver une figure inaugurale de l'état d'exception.

Toutefois, en dépit de tout ce que nous devons à l'intérêt de cet auteur à l'égard du régime romain de l'exception, nous ne pouvons pas être complètement d'accord avec l'identification qu'il opère entre l'état d'exception et ce qui, en droit romain, porte le nom de justitium. Nous considérons, quant à nous, que le régime romain de l'exception couvre un spectre plus large que cette unique institution, qui reçoit de la part d'Agamben un primat exorbitant et, d'après nous, parfois contestable du point de vue des sources et de l'exégèse. C'est pour cette raison que, au lieu d'assumer mécaniquement cette identification proposée entre état d'exception et justitium romain, nous préférons au préalable la mettre à l'épreuve en questionnant le sens courant du terme en cause. Or, si le justitium est véritablement l'avatar archaïque de l'état d'exception moderne (selon l'expression d'Agamben : « l'authentique, mais plus obscur paradigme généalogique de l'état d'exception  dans le droit romain »[6]), il est singulier de remarquer la distance immense qui sépare cette compréhension du terme du sens courant que lui confère le latin usuel[7] : celui de « vacances des tribunaux », vacances judiciaires ou, plus généralement, suspension du fonctionnement de la justice. C'est pourquoi nous ne pouvons pas être sûrs de la légitimité du pas effectué par Agamben afin d'interpréter cette suspension de la justice, dont témoigne le sens usuel du terme justitium, comme une suspension du droit lui-même, même s'il s'agit d'une violence herméneutique que l'étymologie du terme[8] semble confirmer. En effet, Agamben souligne l'analogie de construction entre les termes justitium et solstitium, pour en inférer une analogie de signification : justitium désignerait ainsi un moment stationnaire du droit (tout comme le solstice représente un moment stationnaire du soleil). Pour convaincre davantage de la pertinence sémantique de cette étymologie, Aulu-Gelle[9] est cité avec la formule suivante qu'il utilise pour décrire le justitium : juris quasi interstitio quaedam et cessatio ; mais s'agit-il d'une explicitation étymologique, ou bien d'une vraie définition ? Les arguments nous semblent insuffisants pour franchir avec Agamben le pas herméneutique qui irait jusqu'à attribuer à cette institution romaine l'effet colossal de la création d'un véritable « vide juridique »[10].

            Par contraste avec une telle limitation du modèle romain de l'état d'exception, nous nous proposons ici une analyse dont l'horizon puisse être suffisamment large pour encadrer la pluralité des figures de l'exceptionnalité en droit romain, et même pour articuler les deux plans complémentaires que sont le droit public et le droit privé. Ainsi, l'objet de notre enquête sera l'exception dans sa qualité de concept transversal par rapport au droit privé et au droit public, et par conséquent distribuée entre plusieurs institutions ou pratiques juridiques. Mais même si nous nous opposons au réductionnisme qui restreint le spectre romain de l'exceptionnalité à une unique figure privilégiée, nous souhaitons tout autant éviter le danger opposé, celui d'une trop grande dispersion. C'est pourquoi le préalable nécessaire de notre analyse est la caractérisation sémantique du concept même d'exception, pour pouvoir passer ensuite, à l'aide des éléments définitoires identifiés, à la mise en évidence des institutions et pratiques juridiques romaines qui se regroupent à l'intérieur du régime de l'exception ainsi délimité.

            L'état actuel de sédimentation et d'unification du vocabulaire juridique[11] nous livre en ce sens un premier inventaire de traits constitutifs pour le régime juridique de l'exceptionnalité : la présence de circonstances extraordinaires ; l'inefficience de la légalité ordinaire et l'intervention de l'exception en vue de la protection efficiente de certains droits ou intérêts fondamentaux ; le risque que l'exception usurpe le lieu et le rôle de la norme. Nous pouvons ainsi, à partir de cette énumération, prendre en un premier temps la mesure de la complexité des rapports entre norme et exception : au-delà d'une simple opposition formelle, c'est leur complémentarité fonctionnelle qui transparaît à travers le prisme des finalités défendues par le droit, dans la mesure où la légitimité et l'efficacité de l'exception commencent là où la norme de droit, du fait même de sa normalité (comprise comme inadéquation foncière aux situations exceptionnelles), rencontre la limite de sa propre efficience.

Mais cette configuration de la dialectique entre norme et exception atteint son paroxysme dans le paradoxe inévitable que représente l'institutionnalisation de l'exception, comme tentative de diminuer la tension entre l'exception et la norme, et surtout de neutraliser le potentiel anarchique de l'exception. Or, cela reviendrait à supposer que des circonstances exceptionnelles deviennent susceptibles de fonder leur propre droit d'exception sans sortir du périmètre de la constitutionnalité ; mais, pour arriver à donner une consistance véritable à un tel droit d'exception, une caractérisation exhaustive de telles circonstances est-elle possible ? Leur nature empirique comporte, en effet, une marge irréductible d'indétermination et d'imprévisible. La crise, la nécessité, l'urgence en constituent seulement les figures les plus récurrentes, sans aboutir à tracer une fois pour toutes le contour factuel de l'exceptionnel. Cela nous suggère au moins que l'exception est plus aisément compréhensible au sein de la constellation conceptuelle qui se forme spontanément autour d'elle, et dont témoigne l'éclairant article « Exception, nécessité, urgence » [12] de François Saint-Bonnet. Tout d'abord, cet auteur (qui est le principal théoricien français contemporain de l'état d'exception) nous propose une typologie de l'exception relative aux multiples manières qu'elle a de se rapporter à la norme de droit :

 

« L'exception ne doit son existence qu'à la règle de droit. Selon son étymologie (ex-capere) elle est ce qui est hors de prise. 1 / Elle peut échapper à la règle en demeurant en marge de celle-ci ; elle tient une place à côté de la règle mais lui reste en principe étrangère. 2 / L'exception peut également être intégrée à la règle et prendre deux formes : soit l'alternative, soit la dérogation. 3 / L'exception peut mettre en échec la règle qui ne prévoit ni alternative ni dérogation. La règle est violée ».[13]

 

Face au premier sens de l'exception mentionné ici, il faut remarquer qu'il s'agit aussi du plus ancien : celui illustré par la vocation des exceptiones en droit romain privé de pouvoir paralyser une action. Cet aspect premier anticipe sur le caractère fondamental de l'exception, valable tant pour le droit privé que pour le droit public : le fait de constituer un important moyen de défense. Avec le deuxième sens de l'exception se pose en revanche un problème différent, mais également décisif : celui de l'autorité capable de soustraire un certain cas à l'incidence de la règle, et de le réglementer à part, sous la forme d'une dérogation ou d'une alternative. Il s'agit d'un aspect qui nous invite à adopter une perspective décisionniste à l'égard du droit, dans la lignée inaugurée par Carl Schmitt, dont l'auteur français met en avant la thèse suivante : « est souverain celui qui décide de [ou dans] la situation d'exception »[14]. Ainsi, ce deuxième type d'exception peut être reconduit à la prérogative, cruciale, de décider la règle. En revanche, le troisième et dernier sens qui est consigné ne retient que la pure et simple contradiction de la règle par l'exception, et fait ainsi signe vers ce que leur opposition a d'irréductible.

            Mais l'élément de caractérisation le plus important pour le régime juridique de l'exception reste celui qui insiste sur sa finalité :

 

« Les exceptions sont fondées sur l'idée de préservation, de protection, de défense, de sauvegarde d'un intérêt jugé supérieur au respect scrupuleux pour la règle à un moment donné. Ou, ce qui revient au même, sur la conviction que l'application normale de la règle crée un préjudice. Tel est le but de l'exception, telle en est aussi la justification »[15].

 

Il devient ainsi manifeste qu'une compréhension adéquate de l'exception est indissolublement liée à la mise en lumière de son aspect téléologique: dans sa tension à l'égard de la norme, dans son opposition à une conception strictement positiviste du droit, l'exception ne peut apporter, en vue de sa propre justification, que la considération de la finalité qu'elle défend. Or, nous allons voir que cette finalité se diversifie sensiblement en fonction du type d'exception analysé, et surtout qu'elle bascule dans le passage du droit privé au droit public. Ainsi, si en droit privé, la légitimité de l'exception s'impose de soi, dans la mesure où l'intérêt qu'elle défend consiste en un droit individuel, en droit public en revanche, lorsque l'exception promeut la supériorité de certains intérêts publics ou étatiques, sa légitimité est contestable puisqu'elle est susceptible, d'une part, de modifier les rapports de pouvoir, et d'autre part de dévaloriser les droits individuels. Nous retrouvons ainsi le spectre d'un péril potentiel que comporte toute justification de l'état d'exception (en dépit de la prétention que celle-ci, étant donné sa vocation strictement provisoire, ne saurait affecter le fond d'un droit). Toutefois, une remarque préventive s'impose :

 

« En droit public comme en droit privé, les exceptions fondées sur la sauvegarde d'un intérêt supérieur ne justifient la mise en échec de la règle que dans la mesure où son respect conduirait à se détourner de cette finalité »[16].

 

Nous pouvons ainsi essayer de trouver dans la justification téléologique même de l'exception un principe qui puisse limiter son champ d'incidence : la condition et légitimation suprême de l'exception serait ainsi la faiblesse de la règle, son impuissance à assurer la protection des fins juridiques qui sont à son fondement. Or, cette primauté écrasante de la téléologie rencontre tout le scepticisme d'un auteur comme François Saint-Bonnet : « cette pression de la finalité ébranle sérieusement la conception positiviste du droit »[17]. Autrement dit, si une vision finaliste du droit aménage facilement une place pour l'exception, en revanche, le positivisme juridique, pour lequel la valabilité d'un acte est strictement relative à sa conformité avec le dispositif d'un texte légal, lui reste par principe réfractaire.

            Qui plus est, si nous avons déjà envisagé la possibilité qu'a l'exception de revendiquer sa propre légalité spéciale ou a-normale (puisque la norme de droit a pour champ d'application la normalité, et non l'exceptionnalité), la question reste de savoir si un tel droit exceptionnel est encore, et réellement, un droit à proprement parler ; par conséquent, si les actes commis en vertu d'un tel droit ont véritablement un fondement juridique, ou bien en sont complètement dépourvus. Pour contourner ces risques associés à l'affirmation d'une légalité d'exception proprement dite, François Saint-Bonnet préfère contester toute raison juridique aux actes accomplis à l'abri d'un tel droit de la nécessité, tout en précisant que « cela ne les empêche pas d'être opportuns et même salutaires, mais il s'agit là d'une question politique »[18]. C'est pourquoi une réintégration juridique de tels actes est toujours nécessaire, par exemple sous la forme procédurale de la ratification. La conséquence radicale d'une telle considération est le fait qu'un régime d'exception ne peut pas invoquer, pour s'imposer, la force de la légalité, mais seulement la force empirique des circonstances.

Nous retrouvons ainsi, par ce constat selon lequel la force pseudo-juridique de l'exception n'est en réalité autre que la force empirique des circonstances, les conséquences de la relativité insurmontable de l'exception à un état de fait (à la différence de la norme, dont le corrélat éminent reste le texte légal). Or, même s'il peut avoir la force d'une évidence, notre accès à l'état de fait est strictement perceptif ; François Saint-Bonnet le définit comme « l'idée d'une perception par la sensation, laquelle provoque le sentiment immédiat qu'il faut agir pour écarter une menace »[19]. Mais peut-on, sans une immense ironie, situer à ce niveau la justification ultime de tout régime juridique de l'exception ? En tout cas, ces dernières considérations imposent à notre auteur, à la fin d'une analyse incontestablement riche, un bilan paradoxalement négatif : si l'évidence par laquelle l'exceptionnalité s'impose à nous est par sa nature indicible, cette ineffabilité finit par caractériser en fin de compte l'exception elle-même, comme le montre la conclusion profondément apophatique, si l'on peut dire ainsi, de l'article de François Saint-Bonnet :

 

« L'évidence est aussi insaisissable que l'état d'exception qu'elle justifie : l'état d'exception est toujours un moment parfaitement singulier parce qu'il reste « hors de prise »[20].

 

En ce qui nous concerne, afin d'éviter la conclusion négative de l'impossibilité d'une véritable prise théorique sur l'exception, nous allons nous concentrer sur les déterminations clef de sa signification juridique : le fait d'être essentiellement un moyen de défense, sa relativité à l'invocation d'une finalité supérieure qui surpasse les pouvoirs de la norme, son rapport multiforme à la règle de droit, sa corrélation empirique ou factuelle, et la constellation conceptuelle spontanée qu'elle forme avec des termes comme l'urgence, la nécessité, la crise. Munis de cette pluralité de fils conducteurs, nous nous proposons, dans ce qui suit, d'opérer une identification des incidences de l'exceptionnalité en droit romain.

 

 

II. La fonction de l'exception en droit privé romain

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Si nous avons posé dès le départ la prémisse du caractère transversal de l'exception par rapport au droit public et au droit privé, il faut pourtant remarquer que l'apparition historique de ce terme juridique en droit romain dans sa littéralité relève du domaine du droit privé, tandis que le droit public présente plusieurs institutions qui, même si nominalement ne font pas référence au terme exceptio, représentent toutefois de manière incontestable des figures de ce que nous appelons, dans un langage moderne, l'état d'exception.

            C'est pourquoi, dans ce premier temps de notre analyse, notre but sera de mettre en évidence le rôle et la finalité qui sont associés à l'exception lors de son apparition historique en droit privé romain. Il faut d'abord remarquer que cette apparition est relativement tardive et ne confère à l'exception qu'une place seconde et plutôt accidentelle à l'intérieur de la formule : elle relève des éléments accessoires (« adiectiones »), c'est-à-dire des clauses qui ne sont pas nécessaires à la formule, mais qui peuvent s'y rencontrer pour préciser les éléments du litige[21]. Néanmoins, en dépit de sa secondarité, l'exception représente une innovation incontestable par rapport à l'état le plus ancien de la formule. Et l'aspect qui permet de la décrire de manière plus précise est certes sa finalité, exprimée par Jean Gaudemet dans les termes suivants :

 

« L'exception permet au défendeur de faire valoir ses moyens de défense. Elle joue donc comme une condition à laquelle est subordonnée la reconnaissance du bon droit du demandeur. Il ne s'agit pas d'une dénégation opposée à la prétention de ce dernier, tendant à contester le fait sur lequel elle s'appuie, mais de l'allégation d'un élément nouveau qui, s'il est vérifié, empêchera le demandeur d'obtenir satisfaction. C'est, par exemple, en face d'une réclamation d'exécution d'un contrat dont l'existence n'est pas contestée, le refus de l'exécuter, motif pris de ce que l'engagement a été extorqué par dol au défendeur. L'intentio, qui fait état du contrat, n'est pas contestée, mais le défendeur demande que la condamnation ne soit prononcée que s'il n'y a pas eu dol dans le contrat »[22].

 

A partir de cette éclairante et riche description, plusieurs éléments fondamentaux se dégagent : tout d'abord, le sens et la finalité de l'exception sont situés de manière catégorique dans l'horizon des instruments de défense dont un accusé dispose devant le juge. Mais la nature de ce mécanisme de protection qu'est l'exception est particulière : elle met sous condition le droit créé par le contrat, sans le nier frontalement. Dans le cas du dol et de l'exceptio doli, elle permet ainsi à la situation exceptionnelle du dol de paralyser la prétention du réclamant et de désactiver l'intention du contrat ; sans léser le contrat dans son être ou dans sa visée, la vérification de l'exception conditionne sa validité et peut légitimer son inexécution de la part l'accusé.

            Il est ainsi manifeste que l'exception apparaît essentiellement comme un instrument efficace de protection juridique. En même temps, elle modifie et complexifie la configuration du rapport juridique : « l'exception constitue donc une demande du défendeur qui fait valoir un élément nouveau »[23], résume Jean Gaudemet. Ce caractère de nouveauté de l'exception par rapport à la lettre et à l'unidimensionnalité de l'intention du contrat mérité d'être souligné, puisqu'il met en avant son rôle de facteur de complexité des rapports et des procédures juridiques. Il s'agit d'un aspect qui a été sans doute déterminant pour l'apparition tardive de l'exception comme élément accessoire de la formule : sa présence étant de nature à compliquer inévitablement la situation juridique, elle rend en même temps plus difficile la mission du juge, puisqu'il devient nécessaire que celui-ci tienne compte non seulement des éléments présents dans la partie principale de la formule (intentio, condamnatio), mais aussi de ceux, parfois parfaitement hétérogènes, auxquels fait référence l'exceptio. D'autre part, la finalité spécifique de l'exception justifie la place que celle-ci détient au sein de la formule : après l'intentio qu'elle veut rendre inefficace, et avant la condamnatio, qui n'est active que si l'exception n'atteint pas son but.

            On peut en outre constater que l'insertion de l'exception dans la formule revient au fait d'attribuer une signification juridique à un élément de fait : dol, inexécution, crainte etc. Encore une fois, l'exception nous place donc sur un terrain factuel. Or, un fait est toujours susceptible d'être contredit par un autre : d'où découle, comme une conséquence logique relative à la formule, la possibilité qu'a l'autre partie, pour réagir à la présence d'une exception, d'insérer à son tour une réplique à l'exception, en alléguant un nouveau fait significatif. La conclusion de Jean Gaudemet face à cet aspect semble vouloir en accentuer le caractère presque comique : « la formule peut ainsi s'allonger d'autant de clauses qu'il y a, de part et d'autre, d'éléments nouveaux à faire valoir »[24]. L'impression que dégage cette perspective de la prolifération possible des exceptions qui se font face est celle d'inconsistance, qui rejoint nos conclusions sceptiques relatives à la corrélation empirique ou factuelle insurmontable de l'exception. Il est ainsi confirmé que la seule manière viable de conférer à l'exception une plus forte teneur est celle de sa fondation téléologique, puisque du point de vue de son rang formulaire elle ne peut apparaître que comme secondaire ou accidentelle[25]. L'explication finaliste est d'ailleurs celle qui anime le compte rendu de l'émergence historique de l'exception donné par Gaius, qui laisse dans l'ombre la référence à l'aspect formulaire :

 

« Les exceptions ont été introduites pour protéger les défendeurs. En effet il arrive fréquemment que quelqu'un soit obligé en vertu du droit civil, mais qu'il soit inique de le laisser condamner par le juge. Par exemple, si je t'ai obligé par stipulation à me verser une somme, sous prétexte que je t'ai remis cette somme en prêt, alors que je ne l'ai pas remise. Il est en effet certain que je puis te réclamer cette somme : car tu dois la verser puisque tu y es obligé par stipulation. Mais parce qu'il serait inique que tu sois condamné de ce chef, on a admis que tu devrais être protégé par l'exception de dol »[26].

 

Gaius souligne donc avant tout la finalité protectionniste des exceptions, et justifie la nécessité de les admettre par la considération de la complexité irréductible des rapports juridiques. La référence au dol, que consacre l'exception, apparaît ici également comme un élément susceptible de reconfigurer le profil unidimensionnel d'une situation juridique : l'exception assume ainsi le rôle d'assurer l'inefficience juridique du dol en tant que fondement fictif de l'engagement de l'accusé.

D'autre part, si le dol détient ici une place privilégiée pour illustrer le fonctionnement de l'exception en droit privé, il faut souligner qu'en réalité il ne s'agit que d'un des éléments de fait qui peuvent remplir cette fonction, et que la typologie des exceptions est pour cette raison tout aussi riche et diverse que ces composantes factuelles de la situation juridique qui peuvent être consacrées par une exception. C'est la raison pour laquelle nous avons préféré d'éviter un inventaire rigoureux des types d'exception que le droit privé connaît, puisque l'exhaustivité et la systématicité nous semblent plutôt illusoires à cet égard. Nous nous sommes ainsi concentré plutôt sur la finalité et le fonctionnement général de l'exception, à l'égard desquelles la clarté et la précision sont sans doute plus en notre pouvoir.

Pour revenir maintenant à la description de Gaius, nous voulons mettre en valeur un autre aspect analysé par le juriste romain :

 

« Les exceptions ont également leur place dans les actions qui ne sont pas personnelles. Par exemple si tu m'as contraint par crainte ou induit par dol à te manciper une chose. En effet, si tu me réclames cette chose, il me sera donné une exception, par laquelle tu seras repoussé, si je fais valoir que tu as agi par violence ou par dol. De même si tu as acheté en connaissance de cause un fonds litigieux au non-possesseur, on t'opposera une exception par laquelle tu seras de toute façon repoussé »[27]

 

Ce que Gaius prend maintenant en considération, c'est la pertinence et la vocation des exceptions d'intervenir dans des actions non seulement personnelles, mais aussi relatives à la propriété ou à la possession : dans le cas d'une mancipatio fondée sur un dol ou sur la crainte, l'exceptio doli ou l'exceptio metus peuvent agir pour invalider et pour annuler ses effets juridiques. En dehors de ces deux figures dominantes de la typologie des exceptions en droit privé, Gaius analyse un autre exemple, relatif à un même type d'action réelle : l'exceptio vitiosae possessionis. Il faut remarquer pourtant qu'en dépit de cet inventaire en perpétuel accroissement, le fonctionnement général des exceptions reste le même : elles sont aptes à paralyser la prétention abusive du réclamant et à exhiber la véritable configuration de la situation juridique, en deçà de son aspect apparent.

            Ce fonctionnement unitaire et uniforme des exceptions est ainsi susceptible d'équilibrer dans une certaine mesure leur rang formulaire second et accessoire, et leur permet de réaliser leur visée de moyens de défense. Toutefois, il faut souligner qu'en droit privé, l'exception est loin de constituer le seul, ou le plus important instrument de protection auquel on peut faire appel, et qu'elle représente en réalité seulement une des possibilités dont l'accusé dispose dans ce but. Ainsi, dans les cas de dol ou de violence que nous avons eus en vue, les moyens de défense auxquels on peut recourir dépassent la sphère de l'exception : celle-ci ne constitue en vérité que leur premier moment. En ce sens, Antonio Guarino[28] analyse l'exception comme étant l'une des trois manières possibles de se défendre en cas de dol ou de violence. En effet, l'exceptio (doli ou metus) représente une défense efficace au cas où la prestation demandée par le réclamant n'a pas encore été exécutée ; elle est ainsi destinée à justifier l'inexécution en montrant que l'engagement en cause a été extorqué par le réclamant à l'aide de moyens dolosifs ou par la crainte. Or, la pertinence et l'efficacité juridique de l'exception ne se vérifient plus lorsque la prestation en cause a déjà été exécutée : dans ce cas, c'est plutôt le recours à la restitutio in integrum (ob dolum, ob metum) qui s'impose pour réparer le préjudice produit. Mais il est également possible qu'un tel retour à la situation initiale ne soit plus envisageable : c'est alors que l'unique moyen de défense qui demeure est celui d'une action pénale (actio poenalis : doli / quod dolus causa, ou metus / quod metus causa), pour obtenir un dédommagement pécuniaire. On peut ainsi reconnaître que l'exception s'inscrit, par sa fonction protectrice, dans une véritable hiérarchie de moyens juridiques de défense. Plus loin encore, sa proximité fonctionnelle avec la restitutio et l'actio peut estomper parfois son efficacité au profit de celle de l'action correspondante, ou bien confondre son effet avec celui de la restitution (l'exégèse signale en effet de telles dissolutions de l'exceptio dans le profil plus large de la restitutio in integrum[29], ou bien sa transitivité dans l'actio qui lui correspond[30]). C'est un aspect qui confirme le doute que nous avons déjà effleuré à plusieurs reprises, relatif à l'incapacité de l'exception de constituer, en droit privé romain, une réalité juridique parfaitement définie, dans la mesure où son apparition tardive, son rang formulaire second et accessoire, et sa tendance à se dissoudre dans d'autres moyens de défense, sont susceptible de menacer son autonomie.

Ce constat n'a certes aucunement le sens d'une contestation de la consistance de l'exception en tant qu'objet théorique ou de sa signification juridique, et ne remet pas en cause les acquis de la caractérisation générale de l'exception, qui soulignent d'une part sa position dans la formule et sa finalité : en tant que clause accessoire insérée dans le judicium, après l'intentio mais avant la condamnatio, il lui revient la fonction stratégique de subordonner ou de conditionner la condamnation par rapport au caractère infondé (signalé par l'expression « nisi paret ») d'une certaine circonstance apte à rendre inefficace, ou au moins processuellement inopérant, le droit en cause[31]. De même, nous avons déjà pu remarquer le fait que la multitude des circonstances qui peuvent être consacrées par une exceptio a pour effet et pour corrélat la pluralité des types d'exception que le droit privé romain connaît ; de cette liste considérable, nous pouvons passer en revue l'exceptio pacti de non petendo, l'exceptio non numeratae dotis, l'exceptio rei venditae et traditae, veluti pacti ex compromisso, pecuniae, praeiudicii etc. Mais au-delà de ce critère purement matériel de classification des exceptions, relatif à l'élément de fait qu'elles posent comme déterminant pour le rapport juridique en question, nous pouvons également mentionner une dichotomie des exceptions fondées sur leur mode de fonctionnement : celle qui oppose exceptions péremptoires et exceptions dilatoires[32]. Les premières sont les exceptions dont la partie intéressée peut disposer à tout moment et en toute circonstance pour paralyser l'action de la partie adverse : de ce type sont, par exemple, l'exceptio doli ou metus. En revanche, les exceptions dilatoires se caractérisent par le fait que leur invocation est restreinte à un certain laps temporel ou à une circonstance déterminée. Nous sommes ainsi en possession d'une classification qui ne vise plus à recouvrir un spectre indéfini d'états de fait, mais à surprendre la manière dont les différents types d'exception peuvent accomplir leur fonction.

Pour résumer maintenant les acquis de notre analyse portant sur le régime juridique de l'exceptionnalité en droit privé romain, nous pouvons souligner encore une fois l'apparition tardive de l'exception, sa finalité protectionniste, son rôle incontestable de facteur de complexité des rapports juridiques, sa secondarité dans la formule, sa tendance à se dissoudre dans d'autres moyens de défense et surtout son insurmontable relativité factuelle.

 

 

III. La finalité des régimes d'exception en droit public romain

 

 

            Pour prolonger notre enquête portant sur le rôle et le lieu juridique de l'exception en droit romain, nous allons à présent nous pencher sur le sens et les occurrences de l'exceptionnalité dans le droit public romain. Comme nous l'avons déjà précisé, même si l'exception n'est pas présente dans ce domaine dans sa littéralité, le droit public romain est pourtant sensiblement riche en mécanismes et institutions juridiques qui correspondent à ce que notre terminologie moderne nomme état d'exception. Il est tout aussi évident, d'autre part, que les implications de l'exceptionnalité se modifient de manière significative dans ce passage du droit privé au droit public, non seulement parce que nous avons désormais affaire à des réalités juridiques différentes, mais surtout dans la mesure où la dimension des finalités du droit, fondamentale pour la thématique de l'exception, se transforme radicalement.

            Pour partir néanmoins d'un aspect qui permet de conférer une certaine unité au registre de l'exceptionnalité dans le basculement du droit privé au droit public, il est important de souligner que l'élément premier de caractérisation de l'exception que nous avons dégagé dans notre analyse de son fonctionnement en droit privé, celui d'être essentiellement un moyen de défense, demeure tout aussi fondamental et primordial lorsqu'il s'agit du droit public et des régimes d'exception qui s'y rencontrent. De même pour le mécanisme général de l'exception : nous avons vu qu'en droit privé, elle paralyse une prétention infondée en alléguant un élément de fait décisif qui invalide cette prétention. Mais, si dans le cas du droit privé, c'était l'intention d'un contrat entre particuliers qui se trouvait soumise à une telle désactivation, par la transposition analogique de ce ressort en droit public, il appert que ce qui sera paralysé par le geste protectionniste de l'exception, ce sera cette fois un élément de l'ordre constitutionnel, voire cet ordre même. Le témoignage fondateur pour cette transposition de la finalité de la défense en droit public reste celui de Mommsen :

 

« Toutes les règles légales sur le commandement et l'obéissance, qui constituent au sens propre la constitution de l'Etat, disparaissent quand un danger immédiat requiert un remède immédiat. Il y a un droit de légitime défense pour l'individu, dans les circonstances pressantes où la protection de l'Etat vient en fait lui manquer. Il y a de même un droit de légitime défense pour l'Etat, et pour tous ses citoyens, quand la constitution est en danger et que la magistrature n'est pas exercée. Bien qu'il soit en un certain sens en dehors de la sphère du droit, il est pourtant nécessaire d'expliquer la nature et les applications de ce droit de légitime défense dans la mesure où il comporte une exposition théorique »[33].

 

Dans son monumental traité de droit public romain, Mommsen inaugure ce modèle de compréhension des mesures d'exception illustrées par l'histoire de Rome, dans toute leur polymorphie (dictature, tumultus, justitium, senatus consultum ultimum), à l'aide de l'idée d'un droit de légitime défense revenant à l'Etat lui-même, dans la situation exceptionnelle d'une menace que la légalité et la fonctionnalité normale de l'ordre public ne peuvent pas écarter. Il est facile à comprendre pourquoi ce modèle fonctionne selon le mécanisme de l'exception : le danger immédiat a ici le rôle de l'élément de fait dont l'apparition reconfigure une situation juridique ; et le caractère singulier du sujet de droit dont la défense est en jeu, qui est ici l'Etat même, a pour corrélat proportionnel le fait que la règle de droit qui va être invalidée correspond à l'ordre constitutionnel même. L'état d'exception précise ainsi ses attributs fondamentaux : il représente une mise entre parenthèses de la légalité ordinaire dans des circonstances exceptionnelles. Ce caractère de légalité extraordinaire est celui qui place l'état d'exception, comme Mommsen l'admet lui-même, à la limite du droit, ou d'un point de vue encore plus radical, en dehors du droit. C'est pourquoi nous croyons pouvoir affirmer que les effets de l'exceptionnalité en droit public sont incontestablement plus puissants et plus significatifs qu'en droit privé, puisqu'ils affectent l'ordre de droit dans son intégralité, et non seulement un simple rapport de droit privé.

            Toutefois, en dépit de la légitimation apportée par Mommsen par la référence à un droit de défense propre à l'Etat en tant que sujet de droit public, et non seulement aux sujets de droit privé, la tension produite par l'idée d'une légalité de l'exception demeure irréductible. Il est tout autant difficile d'accepter la résolution théorique d'examiner les figures juridiques de ce type d'exceptionnalité, tout en admettant qu'on n'a affaire qu'à une pseudo-juridicité. Par conséquent, nous croyons pouvoir dire que c'est seulement en droit public que l'exception révèle pleinement sa nature paradoxale, voire contradictoire. Pour expliciter cette nature, il est significatif de signaler le conflit que François Saint-Bonnet pose comme constitutif à son égard, dans son ouvrage intitulé L'état d'exception :

 

« Les données du problème peuvent être résumées par le paradoxe qu'expriment les expressions contradictoires : "nécessité fait loi" et "nécessité n'a point de loi" »[34].

 

L'auteur français souligne ainsi la singularité de l'hypothèse d'une légalité de l'exception : elle est d'une part vitale pour légitimer les mesures juridiques adoptées en vertu de circonstances extraordinaires, et en même temps elle transgresse le périmètre fixe de l'ordre de droit et semble seulement usurper le caractère de la légalité. Et même si, par son institutionnalisation, l'état d'exception reçoit un fondement légal et ne suppose donc plus automatiquement la violation d'un texte de loi, il reste néanmoins susceptible d'être contesté : la constitutionnalité de la loi d'exception, ou même la pertinence du principe constitutionnel qu'elle invoque peuvent toujours être mises en question.

            Devant ces apories indissolublement liées à notre problématique, il faut essayer de rassembler les traits définitoires qui permettent de circonscrire le champ des phénomènes qui illustrent l'état d'exception. Voici en ce sens l'énumération que propose François Saint-Bonnet :

 

« L'état d'exception se situe au point de rencontre de trois éléments constitutifs : la dérogation (ou infraction), la référence à une situation anormale et la conception d'une finalité supérieure »[35].

 

Cette caractérisation reprend des points que nous avons déjà rencontrés auparavant : la dialectique entre exception et norme, le corrélat empirique qu'est la circonstance extraordinaire, et la légitimation téléologique. Sous ce dernier aspect, c'est l'impératif de sauvegarde de l'Etat qui justifie éminemment l'exception en droit public ; et la présence de l'idée d'une telle finalité à Rome est incontestable si l'on pense à la célèbre maxime de Cicéron : « salus populi suprema lex esto » (De legibus 3, 8). La formule cicéronienne possède en outre la vertu remarquable de poser cette fin suprême sous la forme immédiate d'une loi, ou plus précisément d'une légalité suprême.

            L'institution la plus ancienne de la République romaine qui illustre l'esprit de la maxime de Cicéron est sans aucun doute la dictature. Par contraste avec le sens moderne  du terme, la dictature romaine était avant tout une magistrature, soit-elle extraordinaire ; son existence et sa fonction étaient donc inscrites dans l'ordre constitutionnel républicain. Ce statut de la dictature, véritable forme de coexistence des contraires (normalité et exceptionnalité), a suscité une admiration inconditionnée chez des auteurs modernes comme Machiavel et Rousseau. Or, c'est ce même caractère hybride de la dictature romaine qui a justifié le refus récent de la doctrine d'y voir l'image archaïque du régime moderne de l'état d'exception : ainsi, François Saint-Bonnet la considère comme étant une « référence trompeuse » ; de même, Agamben préfère destituer la dictature de ce rôle paradigmatique, au profit du justitium. Ces deux auteurs s'opposent par là à l'entreprise théorique de Carl Schmitt qui, dans son ouvrage La dictature, a avancé dans la première moitié du XXe siècle la thèse d'un tel enracinement de l'état d'exception moderne dans cette magistrature extraordinaire de la République romaine. Mais si nous nous accordons avec les auteurs mentionnés ici pour refuser une telle fonction paradigmatique à la dictature romaine, cela revient-il à nier l'existence de tout régime juridique illustrant l'exception en droit public romain ? C'est en tout cas l'option de François Saint-Bonnet, qui, dans sa thèse massive consacrée à l'état d'exception, n'invoque le droit romain qu'à titre de partie préliminaire, et conteste ainsi la pertinence des institutions qu'il analyse - dictature, senatus consultum ultimum - pour éclairer la problématique moderne de l'exceptionnalité de droit public. Or, le fondement d'une telle exclusion, tel qu'il est énoncé par le théoricien français, nous semble contestable : « l'étude de l'état d'exception n'a pas de véritable pertinence avant que l'institution ait une finalité propre : le bien public (XIIe et XIIIe siècles) »[36]. Mais si l'on définit à juste titre l'état d'exception comme relatif à la conception d'une finalité supérieure, nous ne voyons pas pourquoi l'émergence d'une telle finalité devrait être située si tard historiquement, alors que nous avons déjà pu, du point de vue de la maxime cicéronienne (« salus populi suprema lex esto »), repérer sa présence manifeste au sein de la conscience romaine. Ainsi, si l'on accepte l'inadéquation paradigmatique de la dictature pour rendre compte de l'état d'exception moderne, d'autres institutions juridiques comme le senatus consultum ultimum (ou, pour Agamben, le justitium) méritent d'être examinées plus attentivement.

            Nous allons commencer cette analyse en montrant d'abord les raisons pour lesquelles nous ne partageons pas la prédilection accordée par Agamben au justitium comme étant « l'authentique, mais plus obscur paradigme généalogique de l'état d'exception  dans le droit romain »[37]. Nous avons déjà vu que cette compréhension audacieuse du terme est difficilement conciliable avec son sens courant de vacances judiciaires, de suspension de l'administration de la justice. Cette signification beaucoup plus modeste et minimaliste se retrouve par exemple chez Mommsen :

 

« La suspension de la justice civile, soit dans les cas peu fréquents où le magistrat qui en est chargé quitte la ville sans être représenté, soit dans ceux où, pour des raisons de convenance pratique, il cesse pendant un certain temps d'exercer ses fonctions, par conséquent l'ajournement de l'administration (justitium), le recul des termes de comparution (vadimonia differe), ne sont en général prononcés par le magistrat compétent qu'après l'interrogation et sur l'invitation du sénat »[38].

 

Nous voyons ainsi que, du point de vue de Mommsen, et en accord avec la signification usuelle du terme, ce que le justitium suspend, c'est uniquement le fonctionnement de la justice, et non le droit lui-même. Relativement à cette suspension, c'est la fonction clef du Sénat romain qui est invoquée ici, avec l'appui de la formule de Tite-Live (3, 3, 6) : « ex auctoritate patrum justitio indicto ». Le justitium est ainsi mis en corrélation avec la manifestation de l'autorité sénatoriale[39], et il apparaît de ce point de vue plutôt comme un effet des régimes exceptionnels déclarés par le Sénat dans des circonstances extraordinaires, que comme leur modèle unique.

            Plus près de la compréhension d'Agamben se situe en revanche Adolphe Nissen, qui, dans la monographie qu'il consacre au justitium à la fin du XIXe siècle, se propose de montrer la vraie valeur de cette institution romaine[40]. Inaugurant la lecture radicale de la signification du terme comme suspension du droit (« Stillstand des Rechts »), Nissen explicite de la manière suivante le fonctionnement juridique de cette institution :

 

« Lorsque le droit s'avérait incapable d'assumer sa tâche suprême de garantir le bien commun, on abandonnait le droit pour les mesures de circonstance, et de même que, en cas de nécessité, les magistrats étaient libérés des contraintes de la loi par un sénatus- consulte, de même en cas d'extrême urgence, le droit était mis de côté. Quand il devenait gênant, au lieu de le transgresser, on l'écartait, on le suspendait par un justitium » [41].

 

Pour renforcer davantage l'autonomie et la centralité de l'institution juridique qui fait l'objet de son étude, Nissen invoque des témoignages historiques provenant de Tite-Live et de Cicéron, qui établissent une corrélation manifeste entre tumultus (avatar de l'état d'urgence) et justitium ; mais cette corrélation est plutôt factuelle que logique, et elle ne suffit pas pour identifier le justitium à un véritable vide juridique créé en cas d'urgence. Qui plus est, il est difficile de comprendre en quoi le vide juridique serait la réponse la plus appropriée[42] face à des situations extraordinaires, telles celles qui motivaient le déclenchement du tumultus. C'est pourquoi nous continuons à considérer comme excessive la caractérisation du justitium dans le sens d'une paralysie de toute prescription juridique. En revanche, alors que pour Agamben, de manière indifférenciée, « senatus consultum ultimum et justitium signent [...] la limite de l'ordre constitutionnel romain »[43], et dans la mesure où, comme nous avons pu le constater, la proclamation même du justitium renvoie aux attributs de l'autorité sénatoriale, c'est le rôle du Sénat romain dans l'établissement de tout régime d'exception à Rome qui va nous préoccuper maintenant.

Notre intention est de montrer que le ressort qui rend possible, dans le droit public de la République romaine (au moins tardive), l'apparition de réalités juridiques aptes à être légitimement interprétées comme des figures de l'état d'exception, consiste dans la force de l'autorité[44] sénatoriale. Cette auctoritas qui revient au Sénat est loin d'être une réalité unidimensionnelle : elle inclut tant la ratification et le contrôle des votes et des résolutions populaires (l'auctoritas patrum, les patres étant, au sein du Sénat romain, les représentants des plus anciennes familles patriciennes), que la fonction de gouvernement, ou le pouvoir de direction politique (l'auctoritas senatus proprement dite). En outre, le Sénat romain détient aussi la fonction de consilium, dont l'exercice peut avoir des implications significatives, comme dans le cas de l'adoption du senatus consultum ultimum, où, de manière paradoxale, la fonction consultative du Sénat devient le lieu de la manifestation la plus puissante de l'auctoritas sénatoriale[45]. Il s'impose donc de cette perspective, afin de mieux évaluer la manière dont le Sénat romain exerce l'auctoritas et le consilium, d'examiner le mécanisme utilisé par cet organe étatique pour instituer l'état d'exception : le senatus consultum ultimum, du point de vue duquel l'autorité sénatoriale se révèle apte non seulement de légitimer, mais aussi de fonder des régimes d'exception.

En effet, si le senatus consultum représente en général la manière dont le Sénat romain exerce sa fonction consultative, le sénatus-consulte ultime a manifestement une finalité spéciale. Ainsi, lorsque le Sénat était informé d'une situation qui mettait en péril la République, il émettait un tel senatus consultum ultimum, en adressant aux consuls l'injonction suivante : « rem publicam defendant, operamque dent ne quid republica detrimenti capiat »[46].

Il faut d'abord souligner qu'historiquement le senatus consultum ultimum se présente comme une alternative à la dictature : il s'agit d'une pratique adoptée pendant la période tardive de la République devant des situations socio-politiques pour lesquelles la dictature était la réponse traditionnelle[47]. C'est pourquoi l'exégèse moderne souligne souvent combien il est curieux de la part du Sénat de recourir à ce mécanisme, alors que la République romaine est déjà pourvue d'une arme prouvée efficace : la dictature comme magistrature extraordinaire. Le paradoxe est d'autant plus grand si l'on se rend compte que la nature juridique de ce sénatus-consulte est d'être un avis, et non pas une norme obligatoire. De ce point de vue, le droit du Sénat romain de prononcer un constat, de déclarer l'urgence d'une situation n'a en soi rien de contestable, mais l'histoire du senatus consultum ultimum suppose en réalité un mécanisme beaucoup plus subtil : à partir de la fin du IIe siècle av. J. Chr., le Sénat s'appuie sur cette capacité déclarative pour légitimer les consuls à agir au-delà de leurs compétences, pour attaquer ses ennemis politiques qu'il qualifie d'ennemis de Rome. Nous avons ainsi affaire à une extension des attributions sénatoriales, qui dépasse de manière flagrante les cadres d'un simple constat déclaratif, jusqu'à entraîner la suspension de garanties civiques face à l'arbitraire consulaire. La transgression est d'autant plus grave qu'elle n'a jamais conduit qu'à une exacerbation de la violence, sous la forme de l'assassinat des ennemis politiques du Sénat, et elle nous situe par conséquent en une zone limite entre le juridique et le politique. C'est pourquoi une légitimation de cette pratique est difficilement concevable :

 

« Si le SCU est un simple avis, les consuls outrepassent leurs prérogatives : faute de fondement légal, les pouvoirs exceptionnels des magistrats sont des usurpations.

Si le SCU permet aux magistrats d'élargir le champ de leurs prérogatives, le sénat est incompétent pour les y autoriser. Le SCU est toujours une violation de la constitution, dont on peut douter qu'elle ait pour finalité de "sauvegarder la république" car il a plutôt conduit à une radicalisation des troubles, puis à son dépérissement complet »[48].

 

Si nous considérons maintenant l'histoire de l'institution du sénatus-consulte ultime, il est unanimement admis que le premier cas véritable se rencontre en 121, contre Gaius Gracchus, et le dernier en 49 contre César[49]. Il s'agit donc d'une chronologie qui coïncide de près avec la crise de la République romaine.

            La théorie du sénatus-consulte ultime est, d'après Michel Humbert, simple : « le Sénat, gardien de l'Etat, s'attribue le pouvoir de décréter ennemi public l'ennemi de l'intérieur et de lui déclarer la guerre »[50], et le diagnostique qui s'impose, sévère : « c'est, en quelque sorte, le rétablissement de la dictature des temps plus reculés, mais au profit du Sénat »[51]. Cette dernière remarque accorde implicitement une finalité politique à ce mécanisme juridique : celle de protéger et de consolider le pouvoir sénatorial. Il est manifeste ainsi que nous avons affaire tout autant à une pratique politique qu'à une réalité juridique. De ce point de vue, la question décisive, et en même temps la plus controversée, est à juste titre celle de la véritable nature juridique du senatus consultum ultimum :

 

« Anciens et Modernes ont discuté à l'envi la légalité du procédé. "Caricature du droit", "mystification reposant sur un sophisme", "paravent légal", ou, à l'inverse, conscience du Sénat d'être le gardien de la loi et donc de pouvoir la suspendre pour mieux la rétablir. On remarquera simplement que chaque fois (121, 100, 88, 77, 63, 49) qu'il sera fait usage du SCU, les populares - qui en furent toujours les victimes - en contesteront la légalité. Car il n'appartient pas au Sénat de déclarer la guerre, ni de priver un citoyen de sa citoyenneté. Car un citoyen révolutionnaire restera toujours un citoyen (avec le droit, intangible, à la provocatio) »[52].

 

Ces considérations nous permettent de prendre la mesure du caractère profondément anti-populaire de cette pratique sénatoriale, et en outre de sa vocation lésionnaire à l'égard des droits individuels des citoyens romains. De cette manière, l'historique de cette institution nous place dans le contexte politique de la lutte de classe, à Rome, entre populares et optimates. A travers le senatus consultum ultimum, les optimates essayent en réalité de maintenir leur pouvoir ; mais l'inefficience politique de cet instrument est manifeste si l'on pense à sa dernière occurrence : celle de 49 contre César[53], qui marquera en même temps la fin de la République. D'autre part, il convient de se demander si les populares disposaient d'un quelconque moyen de défense juridique contre cette oppression de la part de leurs adversaires politiques. Les observations de Michel Humbert, que nous venons de citer, sont en ce sens significatives, puisqu'elles attirent l'attention sur le droit fondamental des citoyens romains de bénéficier d'une protection essentielle : la provocatio ad populum, qui érige en condition de la mise à mort d'un citoyen de Rome l'accord populaire, et fait ainsi obstacle à l'arbitraire politique. C'est la raison pour laquelle on a pu parler de la provocatio comme d'une « manifestation importante, au moins par sa valeur symbolique, de la liberté du citoyen et du rôle des assemblées populaires en matière répressive[54] »[55] ; en même temps, Cicéron la qualifie de « « patrona civitatis ac vindex liberti » (Orat. 2, 199), et Tite-Live de « unicum praesidium libertatis » (3, 55, 4).

Mais la pratique du sénatus-consulte ultime a profondément ébranlé cette méritoire institution romaine qui donnait la parole à la souveraineté populaire contre toute condamnation capitale prononcée par un magistrat (de même qu'aux temps plus anciens, les sentences du dictateur, elles-mêmes figures du même type de mesures exceptionnelles, n'étaient pas susceptibles de provocatio). Car à travers le senatus consultum ultimum, les magistrats sont sommés, en régime d'urgence, à agir avec promptitude sans attendre aucune ratification populaire :

 

« Par le jeu du S.C. ultimum le Sénat peut suspendre les principes traditionnels et les garanties individuelles. Fait pour des cas de péril étranger, le S.C. ultimum sera utilisé contre des adversaires politiques. Il devient l'arme de la nobilitas au milieu du IIe siècle. Cette transposition faisait de l'adversaire politique un ennemi : natura civis, voluntate hostis, comme le dit Cicéron (Phil. 8, 13) »[56].

 

Par la mise hors jeu de cette protection fondamentale du citoyen romain que représente la provocatio ad populum, le sénatus-consulte ultime nous met devant la tension majeure entre les implications de l'état d'exception en droit public et ce qui, en droit privé, représentait la finalité même de l'exception : la protection des droits individuels. Il s'avère ainsi que, du droit privé au droit public, la finalité de l'exception s'inverse, et que cette inversion, qui nous fait passer du point de vue du sujet et du rapport de droit privé, au point de vue étatique qui est celui du droit public, est en même temps la source d'un conflit de valeurs : loin d'être protégé, le citoyen, le simple particulier, se trouve menacé, voire lésé, puisque la vocation de l'exceptionnalité en droit public est justement de désactiver les garanties dont il bénéficie normalement. La formule de Cicéron, invoquée par Jean Gaudemet, est sous cet aspect hautement pertinente : la violence du décret sénatorial de hostis publicus est justement de neutraliser la protection qu'implique le statut de citoyen[57].

Plus loin encore, le traitement qu'ont subi à Rome ceux qui se sont crus habilités à agir avec violence en vertu du sénatus-consulte ultime peut orienter l'évaluation juridique de cette pratique du point de vue de sa légalité : le fait que, par exemple, Opimius, assassin des partisans de Gaius en 121, ait du subir un procès, ou le cas plus célèbre de l'exil de Cicéron[58] suite à la sanglante répression de la conjuration de Catilina en 63, nous prouvent qu'on n'a jamais accepté à Rome le senatus consultum ultimum comme fondement de l'arbitraire consulaire ou comme habilitation à agir contre toute garantie civique. De cette perspective, on a sans doute raison à dire, avec Antonio Dupla Ansuategui[59], que la crise de la République, dont le senatus consultum ultimum est le symptôme, est en même temps une crise de légitimation du Sénat. C'est ainsi que cette pratique sénatoriale que nous avons analysée ici représente non seulement un mécanisme juridique susceptible d'exemplifier une figure éminente de l'exceptionnalité en droit public romain, mais aussi, de manière incontestable, un moyen répressif à caractère radicalement politique. Cette indécidabilité entre le juridique et le politique nous semble pourtant constituer un élément constitutif et irréductible de l'état d'exception.

            Si nous essayons de passer en revue les légitimations possibles de cette usurpation sénatoriale, nous nous heurtons à chaque fois à leur caractère anachronique : nous avons déjà vu, par exemple, que le modèle de la délégation est inapplicable pour justifier la violence consulaire, dans la mesure ou un avis consultatif sénatorial est inapte à opérer une telle autorisation. Le même constat s'impose en ce qui concerne la conception de Mommsen qui situe les régimes de l'exception en droit public romain dans l'horizon d'un droit de guerre (« Kriegsrecht ») et les envisage selon le modèle d'une « loi martiale » (en corrélation avec l'idée d'un droit de légitime défense de l'Etat). Car, comme nous avons déjà pu le souligner, dans le cas du senatus consultum ultimum, il ne s'agit aucunement d'une agression militaire externe, mais d'une répression par le Sénat de ses propres ennemis politiques de l'intérieur. L'aspect militaire, l'appel aux armes, est ainsi plus un effet qu'une cause, comme le suggère la formule de Cicéron[60], « saga sumi dico oportere », commentée par Mommsen dans les termes suivants :

 

« Les consuls ou celui qui les remplace appellent le peuple aux armes en vertu du sénatus-consulte. L'apparition des citoyens non plus en toge, mais en costume militaire, le saga sumere est l'expression extérieure de l'établissement du régime d'exception »[61].

 

Par contraste avec cette fondation glorieuse de l'exceptionnalité de droit public, plus prudente, même si sans doute excessivement sceptique, nous semble l'attitude théorique d'Antonio Guarino, qui préfère voir dans le sénatus-consulte ultime plutôt un « mythe historiographe post-romain », et évacue avec simplicité le problème de sa constitutionnalité comme étant un faux problème, dans la mesure où il n'y a jamais eu à Rome de constitution à proprement parler.

            Une chose est néanmoins certaine : l'échec politique des optimates (par la victoire de César), en dépit de tous leurs efforts d'éliminer leurs adversaires politiques par le mécanisme juridique du sénatus-consulte ultime, nous montrent que celui-ci - à la différence, par exemple, de la dictature en tant que régime alternatif d'exception - n'a pas été apte à devenir un mécanisme durable de subsistance politique.

Notre intérêt pour le senatus consultum ultimum en tant que mesure d'exception en droit public romain se justifie ainsi, en dernière instance, par la manière dont le fonctionnement de cette institution illustre l'inversion des finalités de l'exception par rapport au droit privé. Alors que la dictature et le justitium sont deux institutions plus anciennes de la République qui n'ont pas directement contribué à la désintégration de l'ordre constitutionnel, le sénatus-consulte ultime est en revanche non seulement représentatif pour sa période de crise, mais il est indéniable que sa récurrence pendant cette période a catalysé le dépérissement complet de la République.

 

 

IV. Conclusion

 

 

            Au terme de cette analyse nourrie par les réalités et les institutions juridiques romaines, l'acquis le plus significatif que nous pouvons relever concerne le fonctionnement asymétrique de l'exception dans sa qualité de concept transversal par rapport au droit privé et au droit public. En effet, si dans les deux domaines, l'exception garde sa fonction essentielle de moyen de défense, sa finalité change radicalement de sens : en passant du droit privé au droit public, on abandonne le point de vue des droits individuels (qui se trouvent ainsi mis à l'écart plutôt que protégés), au profit de celui du salut de l'Etat - objectif tant politique que juridique. Ainsi, en assumant ce conflit de valeurs irréductibles au niveau des finalités du droit, que la pratique romaine du senatus cosultum ultimum met éminemment en évidence, l'ambition d'aboutir à une prise théorique sur l'exception (en défiant son étymologie), paie inévitablement le prix de l'équivoque qui naît dans la distance qui existe du droit privé au droit public, de l'exception à l'état d'exception.

 

* Agrégée de Philosophie et étudiante en master 2 Histoire de la Philosophie, Université Paris IV ; claudia_serban@hotmail.fr

[1] Walter Benjamin,  « Sur le concept d'histoire », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 433.

[2] Dans son ouvrage L'état d'exception, trad. fr. Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003.

[3] G. Agamben, L'état d'exception, p. 19.

[4] Id., p. 18.

[5] Thèse qu'un auteur comme Rémi Brague radicalise jusqu'à parler du droit comme « unique contenu » propre de la romanité (Europe, la voie romaine, Paris, Criterion, 1992, p. 31).

[6] G. Agamben, L'état d'exception, p. 81.

[7] Voir, par exemple, Le grand Gaffiot, dictionnaire Latin - Français, nouvelle éd. sous la dir. de Pierre Flobert, Paris, Hachette, 2000, p. 885, ou encore Il vocabolario della lingua latina, a cura di Piergiorgio Parroni, Loescher, Torino, 2007, p. 771.

[8] « Jus + statio », selon Le grand Gaffiot.

[9] Apud Agamben, p. 72.

[10] Id.

[11] A cette étape de notre démarche, nos sources ont été les suivantes : Vocabulaire juridique, sous la dir. de Gérard Cornu, Paris, PUF, 1998 [VIIe éd.], p. 344-345 et p. 861-862 ; Dictionnaire constitutionnel, sous la dir. de Olivier Duhamel et Yves Mény, Paris, PUF, 1992, p. 785-788.

[12] Dictionnaire de la culture juridique, sous la dir. de Dennis Alland et Stéphanie Rials, Paris, PUF, Quadrige, 2003, pp. 673-678.

[13] Dictionnaire de la culture juridique, p. 673-674.

[14] Id., p. 675.

[15] Dictionnaire de la culture juridique, p. 675.

[16]  Id, p. 676.

[17] Dictionnaire de la culture juridique, p. 676.

[18] Id, p. 677.

[19] Ibid.

[20]Dictionnaire de la culture juridique, p. 678.

[21] Nous suivons ici la caractérisation donnée par Jean Gaudemet dans son ouvrage Les institutions de l'Antiquité, Paris, Montchrestien, 1994, p. 359.

[22] Les institutions de l'Antiquité, p. 360.

[23] Les institutions de l'Antiquité, p. 360.

[24] Id.

[25] Nous pouvons apporter à l'appui de cette affirmation l'opinion de Max Kaser sur l'exceptio en droit romain : « Sie bedeutet nicht ein selbstständiges Recht, die Leistung zu verweigern (wie heutzutage), sondern einfach eine Unwirksamkeit, deren Geltendmachung und Beweis dem Beklagten überlassen ist » (Das römische Privatrecht, C.H. Beck'sche Verlagsbuchhandlung, München, 1959, p. 45).

[26] Institutiones, IV, 116-118. Apud J. Gaudemet, Le droit privé romain, Paris, Armand Colin, 1974 , p. 404.

[27] Id.

[28] Storia del diritto romano, Jovene, Napoli, 1998, p. 325.

[29] Voir, par exemple, Max Kaser, op.cit., p. 80.

[30] Id.

[31] Pour cette caractérisation synthétique, nous renvoyons à l'analyse d'Antonio Guarino dans son traité Diritto privato romano, Jovene, Napoli, 1997, p. 241.

[32] Classification signalée par A. Guarino, op. cit., p. 242.

[33] Th. Mommsen, Le droit public romain, vol. II, trad. fr. P.-F. Girard, Paris, Diffusion de Boccard, 1984, p. 370.

[34] François Saint-Bonnet, L'état d'exception, Paris, PUF, 2001, p. 2.

[35] Id., p. 27.

[36] François Saint-Bonnet, L'état d'exception, Paris, PUF, 2001, p. 37.

[37] G. Agamben, L'état d'exception, p. 81.

[38] Th. Mommsen, Le droit public romain, vol. VII, trad. fr. P.-F. Girard, Paris, Diffusion de Boccard, 1985, p. 267.

[39] Cette corrélation est ensuite élargie par Mommsen en direction de la dictature romaine : « Lors de l'établissement de la dictature, qui est en règle provoqué par le sénat lui-même, le justitium n'est sans doute pas prescrit à titre spécial, mais annoncé comme allant de soi ; car, en pareil cas, le justitium est mentionné très fréquemment [...], mais le sénat n'est jamais nommé à ce sujet. Le justitium était sans doute également associé à la déclaration de l'état de guerre par un sénatus-consulte qui a plus tard remplacé la dictature » (Le droit public romain, vol. VII, p. 267).

[40] Ainsi, après le constat : « das Justitium ist ein bisher kaum beachtetes Rechtinstitut », Nissen fait la remarque suivante : « die Rechtistoriker nehmen unbedenklich an, dass es zu allen Zeiten gewesen sei, was es heute ist : ein Stillstand der Rechtspflege » (A. Nissen, Das Justitium. Eine Studie aus der römischen Rechtsgeschichte, J.M. Gebhardt's Verlag, Leipzig, 1877, p. 3).

[41] « Wo das Recht seiner höchsten Aufgabe: das Gemeinwohl zu fördern, nicht entsprach, da kehrte man vom Recht zur Zweckmässigkeit züruck und wie man im Fällen der Noth die Magistrate durch einen Senatbeschluss von den Gesetzen entband, so schob manim äussersten Falle selbst das Recht zur Seite. Statt es zu verletzen, woe s unerträgich wurde, räumte man es aus dem Wege; man sistirte es durch ein - Justitium » (Das Justitium, p. 98). Nous reproduisons ici la version en français proposée par le traducteur d'Agamben (L'état d'exception, trad. fr. Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 78).

[42] C'est la position que Nissen soutient avec radicalité : « es treten daher alle Vorschriften des Rechts ausser Wirksamkeit. Kein Römer hat jetzt rechtlcihe Befugnisse oder Pflichten, möge er Magistrat oder Privater sein [...]. Für alle Fragen des Rechts ist ein tempus mortuum geschaffen » (Das Justitium, p. 105).

[43] G. Agamben, L'état d'exception, p. 82.

[44] Le concept d'auctoritas, que des auteurs comme Rémi Brague ont pu décrire comme une notion et une réalité romaine par excellence - car il s'agit de l'équivalent latin du concept grec fondamental de physis ou nature : « là où le grec dit physis (de phyein), le latin dit auctoritas (de augere) » (Europe, la voie romaine, Paris, Criterion, 1992, p. 34) - , est à son tour, tout comme l'exception, un concept transversal par rapport au droit privé et au droit public. Selon Pierre Noailles, l'auctoritas représente un élément de la personnalité, un attribut de la capacité (Fas et jus. Etudes de droit romain, Paris, Les Belles Lettres, 1948, p. 262), compréhension du terme qui s'oppose à la conception défendue par Mommsen, qui réduit l'auctoritas à une simple garantie (par exemple, la garantie de celui qui effectue une mancipation, le mancipio dans, à l'égard du mancipio accipiens). Certes, son effet juridique peut être le même : le fait de conférer une certaine valeur juridique à un acte ; il s'agit donc d'un fondement d'efficacité juridique. En ce sens, André Magdelain propose la définition suivante : « l'auctoritas est l'intervention par laquelle un auctor ou des auctores assurent (selon qu'ils autorisent, assistent ou ratifient), la validité de l'entreprise d'autrui, qu'il s'agisse d'un acte juridique, d'un procès ou même d'un vote populaire » (Jus imperium auctoritas. Etudes de droit romain, Ecole française de Rome, Palais Farnèse, 1990, p. 386). De cette perspective, l'auctor se révèle, en conformité avec l'étymologie, comme étant «  is qui auget », celui qui augmente la valeur juridique d'un acte ; dans le cas du Sénat, cet aspect est exprimé par la célèbre formule « patres auctores fiunt ».

[45] C'est pourquoi Nissen peut affirmer que la doctrine selon laquelle le Sénat détient seulement une fonction consultative est erronée (Das Justitium. Eine Studie aus der römischen Rechtsgeschichte, p. 16), étant donné le poids considérable des avis émis par le Sénat, susceptibles, par exemple, de declarer l'état d'urgence ou le tumultus, ou de stigmatiser un citoyen romain comme hostis publicus. Par ailleurs, Antonio Guarino, lorsqu'il analyse les attributions consultatives du Sénat, signale les matières suivantes dans lesquelles elles s'exercent : la dictature, le tumultus, le justitium et le senatus consultum ultimum (Storia del diritto romano, p. 227), soulignant ainsi de manière implicite le fait que le conseil sénatorial vise éminemment des situations et des mesures d'exception.

[46] La formule alternative et abrégée étant : « videant consules ne quid respublica detrimenti capiat ».

[47] C'est la raison pour laquelle Rousseau, dans le Contrat social (IV, 6), désavoue l'option du Sénat pour le senatus consultum ultimum face à la conjuration de Catilina et, laissant transparaître ainsi son peu de sympathie pour Cicéron, estime que la dictature aurait été une solution beaucoup plus appropriée.

[48] François Saint-Bonnet, L'état d'exception, Paris, PUF, 2001, p. 77.

[49] En tant que précédent notoire du senatus consultum ultimum, les circonstances de l'assassinat de Tiberius Gracchus en 133 méritent d'être mentionnées : dans un climat généralisé d'opposition sénatoriale face à un second tribunat de Tiberius (promoteur d'une vague de réformes populaires), Scipion Nasica se lève au milieu du Sénat pour déclarer la patrie en danger, et exige que Tiberius soit arrêté par le consul Mucius Scaevola. Puisque le consul refuse d'accomplir un tel acte illégal, Scipion, suivi par un groupe de sénateurs, déclenche un massacre à l'intérieur de l'assemblée qui se préparait pour le vote. Les victimes furent nombreuses, et le cadavre de Tiberius et de ses partisans fut jeté au Tibre le soir même. Michel Humbert commente ces événements dans les termes suivants : « Plus tard, pour masquer d'une légalité apparente des assassinats du même ordre, le Sénat fabriquera la théorie dite du Sénatus-Consulte ultime ; mais Scipion Nasica en a déjà, en 133, découvert tous les éléments : la patrie en danger, la mise hors de la loi, le meurtre sans jugement et sans appel au peuple - et le tout à l'entière discrétion du Sénat » (Institutions politiques et sociales de l'Antiquité, Paris, Dalloz, 1984, p. 315). Mais tout aussi remarquable que l'usurpation de Scipion est sans doute l'abstention du consul à agir dans le sens de l'injonction de ce dernier, faisant ainsi signe vers l'illégalité d'un tel abus.

[50] M. Humbert, Institutions politiques et sociales de l'Antiquité, p. 320-321.

[51] Id., p. 321.

[52] M. Humbert, Institutions politiques et sociales de l'Antiquité, p. 321.

[53] Pompéi, allié des optimates contre César, perd définitivement la guerre civile à Pharsale, et la victoire de César marque la fin même de la République.

[54] Selon Mommsen, l'importance de la provocatio va jusqu'à constituer une deuxième instance du procès criminel, similaire à un recours en grâce.

[55] J. Gaudemet, Les gouvernants à Rome. Essais de droit public romain, Jovene, Napoli, 1985, p. 20.

[56] Id., p. 37.

[57] La brutalité de ce mécanisme associé au senatus consultum ultimum est d'autant plus considérable si l'on pense au fait qu'originairement, le titre d'ennemi public était réservé aux ennemis de l'extérieur et ne pouvait pas qualifier un citoyen romain. Il est de ce point de vue significatif que suite aux événements de l'an 133 (affaire Tiberius Gracchus), le geste préventif des assemblées populaires a été de voter une loi pour rétablir l'obligativité de la provocatio, contre toute prétention du Sénat de s'ériger en cour criminelle (en 123, la lex Sempronia de capite civis).

[58] C'est seulement en 58 que Cicéron sera accusé d'avoir assassiné des citoyens romains sans jugement préalable. Le moteur de cette accusation, le tribun P. Clodius, donnera son nom à une loi qui constitue un exemple de contestation populaire des procédés sénatoriaux (la lex Clodia de capite civis).

[59] Antonio Dupla Ansuategui, Videant consules : las medidas de excepción en la crisis de la República Romana, Universidad de Zaragoza, 1990, p. 36.

[60] Philippiques, 5, 12.

[61] Th. Mommsen, Le droit public romain, vol. VII, p. 478.

 


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