Numărul 2 / 2005
LES ENJEUX ACTUELS DU DROIT COMPARE : L'EXPERIENCE EUROPEENNE ET L'EXPERIENCE ROUMAINE
Raluca BERCEA Chargée de cours Faculté de Droit Université de l'Ouest, Timisoara
Résumé:Le travail part du présupposé que le droit comparé contemporain doit répondre à deux provocations essentielles : celle d'organiser la cohabitation des traditions juridiques romano-germanique et de common law dans le cadre du projet communautaire européen, respectivement celle d'étudier, de manière efficace, les systèmes européens de droit ainsi appelés extraordinaires, c'est-à-dire qui n'ont pas fait, jusqu'à présent, l'objet de la comparaison, mais qui acquièrent une importance accrue dans le contexte actuel. Pour parvenir à ces objectifs, le droit comparé a dû se placer dans un nouveau paradigme épistémologique : le fonctionnalisme, tributaire aux sciences positives, est, à présent, progressivement remplacé par le culturalisme. Le travail explique les raisons pour lesquelles c'est dans le nouveau paradigme que la comparaison est censée mieux répondre aux objectifs assumés, passant en revue quelques-uns des thèmes imposés par la démarche culturaliste : la comparaison en tant qu'herméneutique et épistémologie, l'irréductibilité des traditions légales européennes, le transplant légal à la limite conçu comme impossible, la traduction juridique. Enfin, le travail analyse la manière dont la comparaison a été pratiquée - par la doctrine et le législateur - dans le système roumain de droit.
I. L'âge de la comparaison[1] En août 1900, le Congrès de Droit Comparé de Paris concluait sur quatre objectifs que la « science » du droit comparé devait atteindre : (1) définir les méthodes aptes à identifier le droit à comparer et à en réaliser la comparaison ainsi que, si nécessaire, l'adaptation ; (2) définir le rôle éducatif du droit comparé ; (3) établir à quel point les solutions issues de la comparaison peuvent être implémentées ; (4) établir les moyens d'échanger le plus d'informations possible sur les résultats de la comparaison. Que peuvent dire les études comparées un siècle plus tard, dans un monde radicalement différent ? En fait, leurs objectifs sont devenus trop éclectiques pour être même résumés[2]. A cet égard, l'on a, par exemple, pu écrire[3] que l'analyse comparative doit se proposer de libérer les individus des forces répressives qu'ils sont enclins à regarder comme naturelles, et non pas comme socialement construites. Dans la même logique, le droit comparé doit avertir que les contraintes légales sont imposées par un système symbolique, que l'on peut contrecarrer. Egalement, il doit s'engager dans une enquête phénoménologique censée établir ce qui est possible pour une communauté légale et ses sous-groupes sémiotiques. D'autres voix suggèrent que la tâche principale du droit comparé est de faire le réexamen de son même histoire, avant de s'en départir, vu que, de toute façon, une partie importante de la recherche comparée sera confinée par les programmes et assomptions du passé. Dans ce sens, la contribution la plus importante apportée par le droit comparé au savoir juridique consisterait à le miner constamment, à savoir à en relativiser et questionner les soit-appelées vérités absolues[4]. Les exemples pourront continuer indéfiniment. Pourtant, la présente étude part de l'assomption que la comparaison actuelle doit s'assumer deux tâches essentielles : organiser de manière cohérente la cohabitation des traditions nationales (et surtout de celle romaniste et de celle de common law)au sein de l'Europe communautaire, respectivement s'intéresser de manière plus appuyée aux systèmes considérés jusqu'à présent extraordinaires[5] (surtout lorsqu'ils appartiennent à la tradition légale européenne) et rendre compte de leurs particularités. Est-ce que ces deux tâches peuvent être accomplies à l'aide des outils traditionnels de la comparaison et intégrées dans la perception et pratique comparatistes traditionnelles ? Nous arguons que non : les résultats des démarches comparatives traditionnelles le montrent bien. En effet, si depuis assez longtemps déjà la comparaison européenne essaie d'aider le processus d'harmonisation communautaire (ce qui, d'ailleurs, a engendré l'effervescence comparatiste des dernières décennies), ses résultats sont plutôt décevants[6]. Vu la présence évidente de plusieurs traditions juridiques (parfois irréconciliables) au sein de la même Europe, l'on se serait attendu à ce que les comparatistes proposent un modèle juridique qui rende compte du fait que le droit varie d'un contexte légal à l'autre, qui explique pourquoi ces différences-là sont signifiantes pour chacune des traditions légales concernées et qui décide à quel point (si jamais) ces dernières peuvent être circonscrites dans un projet commun. Cela aurait, sans doute, impliqué une stratégie de complexification. Néanmoins, les comparatistes du paradigme traditionnel ont choisi, bien à tort, de simplifier les faits, partant du présupposé que le droit a une existence empirique et que, de toute façon, la marche des systèmes juridiques finira par mener à une convergence totale. Dans le passage, ils ont parfois manipulé les données, afin de les rendre similaires et il a fallu un changement complet de paradigme épistémologique pour se rendre compte que le projet européen n'a pas besoin d'un plus de formalisation positive, dans quelque point que ce soit, mais d'une théorie cohérente qui indique comment les différents membres impliqués dans ledit projet pensent le droit. De même, si jamais ils se sont penchés sur les systèmes européens dits extraordinaires, les comparatistes occidentaux ont eu la tendance de se cantonner dans un formalisme auto-suffisant[7]. Ils ont adopté un point de vue positiviste et réductionniste, qui s'est matérialisé dans une description qui a, en fin de compte, manqué de donner l'image cohérente de la diversité, complexité et singularité qui faisaient le propre de son objet d'étude. Par conséquent, une nouvelle approche, réflexive et non-traditionnelle s'impose d'être adoptée, surtout face à la réforme législative massive qui caractérise les systèmes de droit du centre et de l'Est de l'Europe, dont quelques-uns sont actuellement soient des membres à pleins droits de l'Union Européenne, soit en plein essor d'harmonisation. La présente étude commencera par présenter l'expérience européenne en matière de comparaison, qui consiste, dans ce qu'elle a de plus spectaculaire, dans un changement de paradigme qui a lieu sous nos yeux. A ce propos, nous allons brièvement caractériser l'approche comparatiste traditionnelle, le fonctionnalisme, et son successeur, le culturalisme. Par la suite, on prouvera qu'au moins par trois de ses concepts fondamentaux ce dernier est plus apte à répondre aux enjeux de la comparaison actuelle. Nous finirons par décrire une expérience nationale en la matière, surtout dans le but déclaré de montrer les risques de l'harmonisation européenne sans aucun balisage comparatiste théorique d'un système de droit traditionnellement étiqueté pour « extraordinaire ». II. Les bonnes manières juridiques[8] Sans conteste, le 20e siècle a-t-il été le siècle scientifique par excellence. Et cela à tel point que la science continue d'opérer dans la société moderne comme une valeur. En effet, comme plusieurs auteurs le remarquent[9], tout ce qui est affirmé au nom de la science apparaît de nos jours comme vrai, absolument certain et indiscutable, alors que la rationalité, l'objectivité, la neutralité et la testabilité d'hypothèses sont devenues les caractéristiques premières de toute démarche cognitive tant soit peu rigoureuse. Or, il est arrivé que les juristes aient choisi de plaquer obstinément ces caractéristiques de la cognition proprement scientifique sur leur objet d'étude à eux, c'est-à-dire sur le droit. Le paradigme scientifique général ainsi compris a fini par engendrer en droit un discours tendant à rationaliser les phénomènes étudiés, à les ramener à l'uniformité, et, ce qui est encore plus, à les structurer afin de leur donner sens et valeur : le droit est devenu une sorte de réalité imposée au donné social, le mettant en forme et finissant par devenir plus vrai que les faits[10]. A cet égard, l'on a aussi pu parler[11] de la doctrine juridique comme entité plausible, c'est-à-dire comme forme de pouvoir indépendant, proche du pouvoir législatif proprement-dit. D'autre côté, le discours juridique lui-même, structure structurante de la réalité que le droit représente, s'est vu conditionner l'existence et la reconnaissance par l'adhésion au modèle épistémologique ci-dessus décrit. En effet, le signe formel de l'appartenance au corps doctrinal a pu être identifié dans la citation-incorporation, c'est-à-dire dans le passage des idées d'un autre dans son propre discours, soit dans la compliance aux bonnes mœurs juridiques, comprise comme la décision de s'assumer le projet commun d'édifier une dogmatique au sens fort[12]. Bref, pour être reconnu comme démarche cognitive sérieuse, le discours juridique du 20e siècle devait promouvoir les attributs des sciences positives, refondant le droit selon un modèle esthétisé, centré sur les régularités prédictibles et en se pliant ainsi aux rigueurs du paradigme épistémologique général. III. L'incomparable ne saurait être profitablement comparé[13] Dans le droit comparé, le paradigme scientifique décrit ci-dessus a engendré l'approche fonctionnelle, comprise comme méthode de travail et, aussi, comme présomption fondamentale que le droit répond aux besoins sociaux. Partant de l'idée que seul ce qui est comparable peut être comparé, le fonctionnalisme avance en fait la fameuse praesumptio similitudinis, pour arriver à la conclusion obligatoire du droit meilleur, par le truchement de l'idée de fonction. Pour les fonctionnalistes, seules sont comparables les choses qui accomplissent la même fonction. Et puisque l'incomparable ne saurait être profitablement comparé, il ressort avec évidence que toute question faisant l'objet d'une étude comparative doit être posée en termes purement fonctionnels, sans aucune référence aux concepts propres à un système juridique quelconque. En somme, le droit comparé doit s'attaquer « au problème concret » et se développer autour d'une vérité fondamentale, celle que les systèmes légaux des diverses sociétés se confrontent avec les mêmes problèmes, qu'ils résolvent par des moyens différents, en aboutissant pourtant aux mêmes résultats. En fait, cette dernière idée est expressément formulée dans l'une des œuvres clé du fonctionnalisme, qui pose la similarité des solutions trouvées par les systèmes légaux différents « en dépit des grandes différences qui se font sentir dans leur développement historique, dans leur structure conceptuelle et style d'opérer »[14]. Le résultat ultime de l'application de la méthode fonctionnaliste est l'éradication de toute couleur locale et un effet terrible de distance : correctement appliquée, la méthode permet au comparatiste une déconstruction radicale de tout élément particulièrement national et la réduction de celui-ci à la description opérationnelle d'une règle. Somme toute, la structure de tout système légal doit pouvoir être reconstruite et décrite en termes opérationnels. Comme le paradigme général dans lequel il s'inscrit, le fonctionnalisme dans le droit comparé travaille avec des modèles d'une généralité et abstraction extrêmes, qui ignorent volontiers les différences et recherchent (voire construisent, dans un effort d'esthétisation) les similarités. En fait, la recherche est reconnue comme valable seulement si les similarités ont été trouvées et affirmées, occasion pour le scientifique de proclamer la supériorité d'un des modèles étudiés sur l'autre. Il va sans dire, le comparatiste poursuit sa démarche en quête de la vérité scientifique, se déclarant objectif ; pour ce faire, il appréhende l'objet de sa recherche comme s'il s'agissait d'un objet scientifique quelconque, dans un effort voulu de réification. A la limite, comme programme scientifique, le fonctionnalisme a engendré en droit comparé « une quête frénétique et hâtée des lieux-communs-qui-doivent-y-être-puisque-nous-voulons-qu'ils-y-soient »[15]. IV. L'impressionnisme de la culture juridique[16] Comme alternative épistémologique au fonctionnalisme, le droit comparé actuel (devenu culture comparée[17]) se constitue, selon un de ses critiques[18], en « une méthode interprétative qui renie toute implication positive du terme science, la tentation étant de s'appuyer, dans l'interprétation du droit, sur les concepts vagues de culture et culture légale », concepts dépourvus de « signifiance causale »[19] et « de la rigueur analytique leur permettant de représenter une variable explicative signifiante dans la recherche empirique »[20]. Loin de nier l'inadéquation positive du droit comparé compris comme culture comparée, les comparatistes du nouveau paradigme y voient surtout le signe de leur appartenance à un projet cognitif différent[21] : l'entreprise comparative n'est plus censée fournir un programme instrumental orienté vers des fins techniques, et, dans ce contexte, les explications plausibles peuvent s'avérer plus profitables, donc, préférables aux démonstrations causales. En fait, l'analyse comparative est surtout perçue comme une herméneutique dont le but assumé est d'assurer la compréhension de la vie du droit et du droit dans la vie, par l'invention du sens. La prémisse fondamentale de cette démarche est que la règle de droit n'a pas une existence empirique qui puisse, de manière signifiante, être détachée du monde de significations qui caractérise une culture légale[22]. Compte tenu de cette particularité, la règle de droit est envisagée, dans l'analyse comparative culturelle, comme l'articulateur ou le vecteur d'une sensibilité culturelle qui, même si inscrite dans les unités culturelles elles-mêmes, demande l'action interprétative du chercheur qui la fasse transparaître en surface. La règle est vue comme un savoir comprimé. C'est au comparatiste d'investir du sens dans le langage du texte légal, afin de révéler la règle en expansion. Cette présomption fondamentale a trois conséquences des plus notables. Premièrement, la démarche comparative devient plus attentive aux particularités locales, aux droits et aux expériences générées par le droit de l'autre. Dans ce sens, l'on a affaire à un paradigme qui privilégie la différence par rapport aux similitudes, différence à expliquer comme signe d'une culture juridique, dans le contexte de celle-ci. Corrélativement, dans le plan du discours des comparatistes, des valeurs comme la diversité, la plasticité et l'adaptabilité remplacent l'orthodoxie et la réitération, qui assuraient la respectabilité de la démarche comparatiste fonctionnelle. Deuxièmement, la démarche comparative est entendue comme une herméneutique censée conférer du sens. Si le droit est à envisager comme objet à appréhender par la recherche (hypothèse elle-même à débattre), il faut du moins que le comparatiste l'appréhende en étant pleinement conscient du fait que c'est sa cognition-même qui donne un sens. En effet, le comparatiste agit en tant qu'interprète qui cherche à rendre intelligible un autre droit, à partir des signes culturels se présentant devant lui, et par l'entremise de l'expérience que lui fournit, incessamment, son propre droit[23]. Cette prémisse théorique fait sortir la recherche de la sphère de la vérité, pour la faire s'intégrer dans celle de l'évaluable épistémologique. Enfin, le culturalisme implique une auto-réflexion théorique obligatoire. En d'autres mots, il faut préciser le régime théorique approprié à réserver aux études comparatistes avant de procéder à la comparaison. Ce qui propulse un exposé sur un droit étranger dans la sphère de la vraie comparaison c'est justement une théorie sur le régime réservé par le comparatiste à sa propre comparaison. V. Le fonctionnalisme est remarquable pour ce qu'il ne dit pas[24] ou l'information fondamentale sur l'altérité-en-droit[25] Il s'est avéré, lors de l'évolution de la comparaison en droit, que toute une problématique, ignorée ou mal traitée par le droit comparé dans sa variante traditionnelle, est devenue d'importance capitale, compte tenu des enjeux actuels de la comparaison. En effet, l'on ne saurait souscrire à un projet comparatiste profitable si l'on ne rend pas compte, à l'avance, de la manière dont la comparaison va trancher la question de l'autre, du type de connaissance que le droit de celui-là présuppose, du rôle joué par la langue dans la compréhension d'un autre droit, de la place à accorder aux transplants légaux. 1. Les systèmes légaux européens ne convergent pas[26] ou ce que le Common Law enseigne au projet communautaire. Le droit, tel que développé le long de la plus part du 20e siècle est, comme nous venons de le prouver, un droit scientifique, plaqué, tout comme le discours qui le sous-tend, sur les valeurs des sciences positives. A ce type de droit, propre à la tradition épistémologique de l'Europe continentale, l'on a opposé le droit artisanal, illustré par la tradition du common law anglais[27]. Ce dernier a pu être décrit comme a-scientifique et anti-scientifique, et, surtout, comme occupant, par rapport à la tradition juridique romaniste, « un espace négatif »[28]. Cette différence fondamentale a été saisie par plus d'un observateur, les auteurs notant, par exemple l'incompatibilité foncière du common law et de la logique systématique et systématisante qui caractérise le droit continental : « alors que, la pensée systémique constituant une pensée du tout, les droits de la tradition romaniste se livrent à des exercices de subsomption conceptuelle visant, en dernière analyse, à atteindre à la synthèse, à l'homogénéité, à l'unité, à la complétude, à la totalisation normative, le common law, qui ne croit pas à la qualification générale et abstraite, se fait fissipare, c'est-à-dire qu'il reste, délibérément, toujours au-dessous du niveau de l'unité : le common law s'inscrit dans la fragmentation et la pluralisation ; il est friable, délité par la circonstance[29]. De même, la caractéristique innée de ce dernier système, d'être idiographique et non pas nomotétique, le rend impénétrable par le discours juridique scientifique appliqué au paradigme romaniste. Ainsi, il est évident le rôle que le fait joue non seulement dans le droit anglais (même dans son côté réglementaire), mais surtout dans la culture (juridique) anglaise au sens large[30]. Or, l'on a à juste raison remarqué, « la conception du droit en tant que science devient impossible à compter du moment où l'on imbrique le fait dans la dimension normative, car les faits sont exclus de l'objet de la science du droit »[31]. Au point de vue strictement logique, l'on a posé que la logique inhérente au droit du common law n'est ni déductive, ni analytique, mais qu'il s'agirait plutôt d'une logique persuasive, qui mettrait en avant la dimension rhétorique ou dialogique du droit, c'est-à-dire son caractère contextuel et interactif, plutôt que formel et axiomatique[32]. Par conséquent, le culturalisme, à qui l'on doit, d'ailleurs, la mise en relief du caractère irréductible des deux traditions juridiques qui se sont confrontées le long de l'histoire et se voient obliger de cohabiter au sein du projet communautaire, enseigne au droit comparé contemporain que l'appréhension du common law comme science (et, corrélativement, sa description avec les outils du fonctionnalisme) constitue un obstacle épistémologique à sa connaissance tel qu'en lui-même[33]. Quel est, dans ces conditions, l'enjeu du droit comparé et son apport possible au projet communautaire ? Selon les culturalistes, de forger une épistémologie capable de rendre compte des particularités des deux systèmes en cohabitation. Finalement, toute épistémologie est une stratégie de worldmaking[34], donc, ce sera au comparatiste de forger un monde où les deux traditions puissent effectivement cohabiter, monde qu'il proposera, par la suite, au législateur communautaire[35]. 2. Le droit est en mouvement[36] ou l'apport de la comparaison moderne dans la question des transplants légaux. Le droit comparé a eu très tôt la représentation de l'ampleur du phénomène des transferts légaux[37], qu'il a choisi, dans un premier temps, d'expliquer indépendamment de toute influence sociale, historique ou culturelle, comme une fonction des règles importées d'un autre système légal. Cette conception est sous-tendue par une conception corrélative sur le droit comme entièrement compris dans la règle de droit et sur cette dernière comme étant un simple énoncé propositionnel. Dans cette perspective, une règle de droit est toujours égale à soi-même et, par conséquent, susceptible d'être implantée n'importe où. Face à cette situation objective, le droit comparé, compris comme espèce de « discipline intellectuelle » s'assignait la tâche « d'étudier les relations d'un système légal et de ses règles avec un autre système de droit »[38]. Cette approche a été vivement contestée par le culturalisme, qui, à l'extrême, pose l'impossibilité des transplants légaux[39]. En concordance avec son projet intellectuel, le culturalisme conçoit le droit comme dépassant largement la règle en tant que telle et cette dernière comme un corpus constitué d'un sens a-contextuel, doublé d'un autre, primordial dans la démarche comparatiste, assigné par ses interprètes[40]. Par conséquent, une transplantation légale signifiante n'interviendra que lorsque et l'énoncé propositionnel comme tel et le sens y investi - donc les deux formants de la règle - seront transportés d'une culture à l'autre. Mais cette transposition simultanée s'avère impossible, vu que l'élément fondamental de la règle, son sens, ne survivra jamais dans le passage[41]. Ce qu'on peut transplanter d'un système juridique à l'autre n'est, finalement, qu'une série de mots sans vrai sens, qui sera automatiquement douée d'un sens autre que le sens originaire, une fois dans la nouvelle tradition juridique. La tâche du droit comparé est, corrélativement, de révéler cette incapacité foncière de la règle juridique d'être comprise comme entité autonome, survivant en dehors de tout arrière plan culturel, épistémologique ou historique et apte à fonctionner dans n'importe quelle société. Balancée entre la confrontation de ces deux tendances extrêmes, la comparaison a appris quelques vérités essentielles au sujet des transplants légaux, sujet de prime rang dans le paradigme communautaire gobaliste actuel. Tout d'abord, le projet communautaire sous-tendu par des efforts comparatistes doit se méfier de focaliser sur la surface de la règle, qui est, selon un auteur[42], superficielle (car la règle au sens littéraire se trouve à la surface des systèmes légaux, dont les vraies dimensions sont à retrouver ailleurs) et trompeuse (dans la mesure où elle nous laissent croire que, si les règles des systèmes différents ont été rédigées de manière linguistiquement identique, elles auront le même résultat). Dans le même sens, le transplant légal qui privilégie la surface de la règle est très facilement utilisable comme moyen de réduction des différences signifiantes, dans le souci d'axiomatisation, projet fonctionnel qui contrevient aux idéaux du droit communautaire. Egalement, la surface de la règle prise comme objet du transplant montre, le plus souvent, le penchant (dangereux encore une fois pour les impératifs de l'harmonisation communautaire) vers la quête ou la production d'un corpus commun sous-jacent de principes, à trouver dans des espaces culturaux où l'on parlerait plutôt de la différence. A l'autre extrême, les cultualistes ont compris que, parfois, il est plutôt approprié de mettre l'accent sur la similarité que sur la différence (surtout en ce qui concerne les sociétés qui se perçoivent elles-mêmes comme trop différentes) et que, s'il est vrai que jamais l'on ne donnera à l'autre droit l'interprétation y donnée par son ressortissant, il est parfois à débattre la valeur de l'interprétation y offerte par celui-là. De même, il est fondamentalement faux et sans aucun enjeu pratique de comprendre la question des transplants légaux comme une démarche consistant à utiliser les lois et les institutions légales pour reproduire des effets et sens identiques dans des cultures différentes. Egalement, il ne faut pas cantonner le sujet autour de la question de savoir comment les nouvelles règles et institutions conviennent à un donné qui existe déjà ; il faudra, au contraire, tenir compte du désir de l'emprunteur (qui se fait sentir surtout dans les rapports du droit communautaire avec les droits nationaux) de reforger ce qui existe, à l'aide de l'élément importé. Finalement, par une réflexion appuyée sur les transplants légaux, le droit comparé actuel devra répondre à quelques questions bien précises[43] : à quel point devons-nous connaître le système légal de l'autre pour initier un transplant ?; quels sont les problèmes potentiels de nature économique, sociale ou culturelle que soulève le transplant, vu que non seulement le droit s'épanouit dans un contexte social, économique ou culturel, mais qu'il engendre à son tour ce contexte ?; dans quelles conditions peut-on parler d'un transplant réussi (qui décide, finalement, en la matière) ? Somme toute, la question théorique des transplants légaux a engendré la conclusion que si le droit est le vecteur de la globalisation (à lire : européanisation), il y résiste aussi dans bon nombre de situations. 3. Tout comme il n'y a pas de correspondance universelle entre les mots et le monde, si bien que la traduction s'avère nécessaire, il n'y a pas non plus de correspondance universelle entre les droits et le monde, si bien que l'emprunt légal est nécessaire[44]. Le phénomène de l'européanisation a rendu compte d'une vérité fondamentale : obligé de concilier des traditions juridiques différentes, se matérialisant (au niveau primaire) par des textes légaux et décisions de justice, le législateur communautaire a dû comprendre que ni les premiers, ni les deuxièmes n'avaient été créés dans le but de fonctionner dans d'autres cultures juridiques. Par conséquent, pour être implantés avec du succès dans un autre ordre juridique (à lire, selon les culturalistes, une autre constellation sémiotique), ces formants juridiques doivent subir une transformation adaptative. Comme prouvé par l'approche culturaliste au sujet des transplants, en passant les frontières juridiques, les règles de droit changent de sens, donc elles changent tout court. Or, ce qui se passe avec une règle juridique lors de sa formulation (ou re-formulation) dans une autre culture juridique est en étroite parenté avec l'acte de traduction littéraire : dans les deux situations, les textes d'origine ont été conçus pour fonctionner dans un paradigme déterminé et tirent leur sens d'une constellation de relations établies avec d'autres culturèmes. Egalement, dans les deux situations, celui qui opère le transfert doit s'assumer la mutation résultant du passage[45]. Comme le droit est (aussi) un fait de langue[46], les enseignements des théories de la traduction peuvent être appliqués de manière profitable par ceux qui transplantent les règles de droit. D'ailleurs, le besoin de forger une théorie de la traduction juridique qui réponde aux fins les plus pragmatiques a été ressenti plus d'une fois par le droit communautaire, les spécialistes des diverses branches remarquant « l'échec de s'attaquer aux questions de traduction », et, aussi, « les efforts [de traduction faits] dans quelques domaines particuliers, mais non pas dans le sens de développer un cadre méthodologique général »[47]. La théorie linguistique de la traduction a très vite compris que le traducteur doit adapter la matière à traduire pour que celle-ci soit compréhensible par l'étranger, dont la langue est langue cible, même si cela engendre un écart par rapport au texte compris de manière strictement littéraire. Mais, en même temps, la langue cible doit être « travaillée » afin qu'elle puisse recevoir et rendre l'image de l'altérité, dans ce sens les linguistes établissant que le but de la traduction ne doit pas être d'esthétiser la séquence traduite pour qu'elle n'ait plus l'air d'une traduction, donc de l'intégrer à tout prix dans le système de la langue cible. Il paraît, donc, que la traduction engendre un effet de dépaysement aussi bien dans la langue de départ, que dans la langue d'arrivée, afin que les deux puissent entrer en contact réel[48]. Appliquées au droit, ces théories indiquent les conditions d'un transplant réussi. Pour ce qui est de la tradition qui génère le transplant, elle doit convenir sur la nécessité d'une modification préalable de la règle exportée, pour que celle-ci puisse être non seulement acceptée, mais, ce qui est encore plus, comprise par le système culturel qui l'importe. De l'autre côté, il faudra accepter qu'aucun transplant légal ne va transformer le système de droit d'où la règle est issue dans le système légal de ceux qui importent la règle, mais, que, plutôt, ce dernier sera indéfiniment modifié dans sa substance la plus profonde. Le droit communautaire en tira sa leçon. Les réglementations communautaires, d'autant plus qu'elles s'assument la tâche de l'harmonisation, ne doivent pas imposer une étiquette d'uniformité, qui réduise toute différence, mais elles doivent, plutôt, se ré-configurer préalablement, en vue de répondre à l'isomorphisme du droit national sur lequel, certes, elles vont prévaloir, mais de façon (espérons-le) signifiante. De même, l'intégration de la norme communautaire dans le système national de droit positif ne va pas transformer celui-ci en droit commun[49] (même si harmonisé), mais elle va, sans doute, modifier la culture juridique cible de manière profonde et irréversible. Et, de nouveau, si l'intégration européenne se veut une réussite, elle devra tenir compte de tous les isomorphismes nationaux, auxquels elle devra répondre par des solutions viables, au lieu de choisir la voies facile de l'uniformisation, qui ne mèneront, elles, qu'à la création d'une réalité juridique virtuelle, jamais réellement assumée par ses sujets. VI. La comparaison dans un endroit extraordinaire[50] Le système roumain de droit pourrait représenter l'une des provocations les plus intéressantes pour le droit comparé contemporain, étant, sans conteste, un endroit extraordinaire, dans les deux sens du syntagme : d'un côté, il ne s'inscrit pas parmi les systèmes sur lesquels se penche le comparatiste traditionnel, et, d'autre côté, c'est un des systèmes contemporains en mouvement, dont on sait bien qu'ils sont une provocation pour la théorie traditionnelle des systèmes. Dans un tel système, le recours aux transplants légaux s'avère, en théorie comme en pratique, inévitable. Dans le cas particulier de la Roumanie, ces influences seront de deux types fondamentaux : si, traditionnellement et après 1989, l'on a eu affaire aux influences des systèmes nationaux occidentaux, après 1995, l'année où la Roumanie est devenue Etat candidat à l'adhésion européenne, l'on a surtout des exemples d'influence communautaire. Au point de vue de sa configuration juridique générale, la Roumanie est un exemple d'endroit extraordinaire où la transmigration légale se passe plutôt bien : même si les systèmes de droit du centre et de l'Est de l'Europe sont traités indistinctement, un comparatiste attentif[51] distinguera parmi les membres de cette classe les systèmes (comme l'est le nôtre) pour lesquels la tradition socialiste n'a été que temporairement plaquée sur une tradition civiliste. Dans cette logique, ces systèmes peuvent s'entendre aujourd'hui comme retournant à une tradition qui était, foncièrement, la leur, mais qui, à son tour, avait subi pendant ce délai des influences hétéroclites, parmi lesquelles celle du common law n'est pas des plus négligeables[52]. Hormis ce facteur relevant de la structure-même du système roumain de droit, les influences juridiques du type mentionné sont favorisées par des éléments comme : volonté et opportunité politiques, ainsi que nécessité de se réaffirmer comme système européen de droit, respectivement de s'intégrer au projet communautaire, prestige intellectuel et fiabilité, dont les sources des transplants jouissent. Bref, la Roumanie actuelle affirme un vif désir d'accueillir le modèle communautaire et occidental, combiné avec un optimisme normatif très souvent mimétique et relevant de la pensée magique[53], qui consiste à s'imaginer que si les formes sont là (à lire : les formes normatives), non seulement les contenus, mais aussi les valeurs que ceux-ci véhiculent seront acquis par le même trait. Pour ce qui est du droit comparé, la Roumanie est raccordée aux tendances européennes, malheureusement dans le pire : comme partout en Europe[54], la comparaison est désormais devenue une mode. Tout comme avant le communisme l'on se tenait près des grands courants de la pensée européenne[55], à présent les études comparatistes sont en plein essor. Malheureusement, loin de traiter de manière critique les théories de la comparaison et, même, sans s'en assumer l'une ou l'autre en connaissance de cause, ces soit-appelées « études comparatistes » ne font que de configurer des séries de positivités. Sans aucun balisage théorique, le législateur roumain, confronté avec la question des transplants légaux, procède de la même manière empirique, tombant dans des pièges déjà signalés par le droit comparé européen. La démonstration la plus facile s'adresse à l'inconstance et à la confusion dont celui-ci fait preuve lorsqu'il s'adonne à réformer, respectivement à harmoniser le système légal national. La Roumanie s'est vue, à cet égard, confronter avec deux exigences : d'une part, la création du cadre législatif nécessaire pour l'épanouissement d'une économie du marché supposait une réforme législative ; d'autre part, l'adaptation aux standards communautaires imposait une harmonisation législative. La réforme législative interne, en principe déterminée par des évolutions sociales, économiques ou politiques nationales, aurait dû être conçue, du moins initialement, en dehors de toute référence à un autre système de droit, si bien que, de plano, le droit comparé aurait dû y jouer un rôle tout à fait marginal ; néanmoins, en réalité, la réforme législative dans la plupart des domaines du droit a été, en Roumanie, une logue quête du droit meilleur, ce qui a fait que, très souvent, les solutions adoptées, bonnes en principes, aient été en relatif désaccord avec la configuration générale du système interne. L'adaptation aux standards européens, quant à elle, étant essentiellement dépendante du système de droit communautaire, aurait dû être sous-tendue par une démarche comparative soutenue ; paradoxalement, l'implémentation du droit communautaire a été accomplie sans la moindre adaptation du système national sur lequel, pourtant, a été greffé le transplant, d'où un nombre toujours croissant de collisions et conflits. En droit positif, les considérations théoriques ci-dessus sont illustrées par les particularités de la législation nationale par rapport au modèle occidental, respectivement communautaire en différents domaines juridiques. 1.Commençons par le droit bancaire. Le premier acte normatif qui réglemente dans ce domaine est la Loi no. 33/1991 sur l'activité bancaire, issue au moment de la réforme législative, époque à laquelle la Roumanie n'avait pas le statut de candidat européen, donc la question de l'harmonisation ne se posait pas. La loi en question s'est inspirée de la loi française de 1984. Au niveau institutionnel, le syntagme clé qu'elle utilisait était celui de « société bancaire », son homonyme communautaire de « institution de crédit », qui existait à la même époque en droit européen et aussi en droit français, déjà harmonisé, ne concernant pas encore le législateur roumain. Au niveau opérationnel, l'activité des sociétés bancaires était réglementée selon le modèle français. Deux autres réglementations, soit la Loi bancaire no. 58/1998 et La loi sur l'activité bancaire no. 58/1998, telle que modifiée en 2004, représentent déjà le résultat des efforts d'harmonisation faits par le législateur interne. Pour la loi de 1998, celui-ci a eu comme repère la Directive 1989/646/CEE. Bien que celle-ci utilisât le syntagme de « institution de crédit », la réglementation nationale, harmonisée (?), y substituait toujours la séquence « société bancaire ». Quant aux opérations aptes à être accomplies par les banques, le législateur national les a désignées en choisissant, de manière tout à fait aléatoire, parmi celles prévues par le texte communautaire, qu'il a aussi reformulées sans aucune raison[56]. En revanche, La loi sur l'activité bancaire no. 58/1998, telle que modifiée en 2004, prend comme modèle la Directive 2000/12/CE. Il faut dès maintenant préciser que entre 1998 et 2004 il n'a eu lieu aucune modification dans l'activité bancaire interne ou dans un domaine connexe qui justifie un changement législatif. D'ailleurs, les directives communautaires mentionnées sont elles-mêmes interchangeables quant à la matière sur laquelle nous nous penchons. Et, pourtant, la dernière loi nationale remplace le syntagme de « société bancaire » par celui de « institution de crédit » et révise la liste des opérations bancaires, en reprenant, à la lettre, la liste européenne. Si ce changement législatif est à se justifier par le souci d'une harmonisation à la lettre, il est, pourtant, inexplicable pourquoi le législateur national n'y avait recouru déjà en 1998. D'ailleurs, le même balbutiement du législateur interne entre harmonisation / reprise empirique / réforme est visible lorsque, par exemple, il indique, dans le même domaine, l'entrée en vigueur de certaines normes en 2007. Si, parfois, cette disposition est logiquement justifiable (voir les relations de la banque nationale roumaine avec les banques nationales des Etats membres), dans plus d'un cas elle est aberrante, car, s'agissant du droit matériel, l'on aurait logiquement intérêt à harmoniser avant l'adhésion effective (par exemple, l'on ajourne au 2007 la possibilité des institutions de crédit d'accomplir directement des activités relevant du crédit-bail). 2.La deuxième illustration que nous avons choisie concerne, cette fois, le droit commercial dans ses rapports avec le droit civil. La Directive 2000/31/CE sur le commerce électronique oblige les Etats membres de prendre toutes les mesures qui s'imposent pour rendre possible la conclusion des contrats en forme électronique, stipulant, plus précisément, que les législations nationales ne doivent pas priver d'effets ou de validité juridique ces contrats pour la simple raison qu'ils ont été conclus par voie électronique. Comme les systèmes de la preuve de la plupart des Etats membres étaient centrés sur l'écrit au sens traditionnel, ceux-ci ont choisi de réformer leurs codes civils napoléoniens, en redéfinissant les concepts-clé, soit celui de « preuve littéraire » (l'ancien « écrit ») et celui de « signature », pour qu'ils puissent s'appliquer aussi aux « écrits » électroniques. Sans parcourir ce pas intermédiaire, le législateur roumain met en discussion le projet du nouveau code civil national, qui réglemente un nouveau moyen de preuve, dont l'apparition pourrait s'expliquer, au premier coup d'œil, par le désir de répondre aux exigences communautaires. En effet, le code projeté rend compte du fait que le législateur interne reconnaît l'existence des documents électronique, puisqu'il parle des inscriptions sur support informatique, comme moyen par lequel le contrat peut se matérialiser. Mais, lorsqu'il est question de la preuve proprement-dite des actes juridiques (qu'ils soient ou non électroniques), le code projeté, comme son antécesseur, garde au centre l'écrit. Ce qui est encore plus, pour pouvoir avoir une force probante quelconque, les inscriptions électroniques doivent se matérialiser sur support papier, prenant la forme d'un « document qui reproduit les données d'un contrat, inscrites sur un support informatique », hypothèse dans laquelle elles jouiront, il est vrai, de force probante, mais d'une force probante dérisoire, vu qu'elles pourront être renversées par tout moyen de preuve. La démarche du législateur national est critiquable à plusieurs points de vue : apparemment, elle est issue du souci de l'harmonisation. Pourtant, si on la compare avec les désidératifs communautaires, elle est dépourvue de toute efficacité. D'autre part, elle semble se préoccuper de l'intégralité du système national, qu'elle ne veut pas ébranler, c'est-à-dire elle sacrifie le système de départ en faveur du système cible. Mais, là aussi, elle est en collision avec la législation nationale spéciale, déjà harmonisée. 3.Les deux cas analysés ne sont qu'un plaidoyer pour un vrai droit comparé, sous-tendu par une vraie théorie de la comparaison. L'on a affaire, dans ce que l'on vient d'exposer, à deux situations où le passage de la règle de droit et carrément univoque et opaque. Vu que la structure et la substance apparente de la règle sont plus facilement importables, une tradition juridique qui se perçoit comme « mineure », mais désireuse de se nourrir au prestige européen, a choisi de recevoir une norme dans ce qu'elle a d'apparent et a-contextuel[57]. L'on est en plein mimesis, en pleine positivité, dans un présent a-temporel et figé, bref, dans un paradigme où l'on célèbre l'Autre qui, pourtant, ne deviendra jamais Soi. Que le droit comparé en tire sa leçon.
[1] Friedrich Nietzche, Human, All Too Human, Londra, 1994, p. 29, en intertexte avec Pierre Legrand, Le droit comparé, PUF, Paris, 1999, p. 3. [2] Roderick Munday, Accounting for an Encounter, dans „Comparative Legal Studies: Traditions and Transitions", édité par Pierre Legrand et Roderick Munday, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p. 5. [3] Pierre Legrand, Fragments on Law as Culture, Deventer, NL:W.E.J. Tjeenk Willink, 1999, pp. 27-34. [4] Lawrence Rosen, Beyond Compare, dans „Comparative Legal Studies: Traditions and Transitions", op.cit., pp. 493-510. [5] Esin Örücü, Comparatists and Extraordinary Places, dans „Comparative Legal Studies: Traditions and Transitions", op.cit. ,pp. 467-489. [6] Les arguments de cette critique sont tirés de Pierre Legrand, Issues in the Translatability of Law, dans „Nation, Language and the Ethics of Transalation", Princeton University Press, Princeton, (à paraître). [7] Les arguments de cette critique sont tirés de Esin Örücü, Comparatists and Extraordinary Places, op. cit., p. 475. [8] Algirdas J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Le Seuil, 1976, p. 111, apud Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même, dans „Revue Internationale d'Etudes Juridiques", 2005.54, (à paraître). [9] Voir, par exemple, Lena Soler, Transformer l'idée de science et l'idéologie liée à la science?, dans „Rue Descartes", nr. 41, p. 31, apud Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même,op.cit. [10] Jacques Ellul, Histoire des institutions, 9e éd., tome III, Paris, PUF, 1982, p. 27, apud Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même,op.cit. [11] Philippe Jestaz et Christophe Jamin, L'entité doctrinale française, D. 1997. Chron.167., p. 169. Dans le même sens, les juristes ont été caractérisés comme "agents actifs de systématisation, garants de l'ordre, qui travaillent à éviter les hiatus, à résorber les distorsions, à éviter les contradictions", Jacques Chevallier, Le droit en procès, PUF, Paris, 1984, p. 11, apud Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même,op.cit. [12] Philippe Jestaz et Christophe Jamin, L'entité doctrinale française, op. cit., p. 175. [13] Konrad Zweigert et Hein Kötz, An Introduction to Comparative Law, Oxford University Press, Oxford, 1998, chap. The Method of Comparative Law, pp. 32-47. [14] Idem, p. 9, (notre traduction). [15] Pierre Legrand, Public Law, Europeanisation and Convergence: Can Comparatists Contribute?, dans „Convergence and Divergence in European Public Law", édité par Paul Beaumont, Carole Lyons et Neil Walker, Hart, Oxford, 2002, p. 229 (notre traduction). [16] Roger Cotterrell, The Concept of Legal Culture, dans „Comparing Legal Cultures", Aldershot: Dartmouth, 1997, p.21. [17] Le concept a été imposé en sociologie juridique par L.M. Friedman, qui, dans The Legal System: A Social Science Perspective, Russell Sage Foundation, New York, 1975, p. 15, utilise le syntagme mentionné pour désigner „those parts of general culture - customs, opinion, ways of doing and thinking - that bend social forces toward or away from the law and in particular ways". Il est de nos jours utilisé (dans le paradigme même que nous sommes en train de décrire) pour désigner „the framework of intangibles within which an interpretive community operates, which has normative force for this community (even though not completely and coherently instantieted) and which, over the longue durée, determines the identity of a community as community" - Pierre Legrand, Fragments on Law as Culture, op.cit., p. 27. [18] Roger Cotterrell, The Concept of Legal Culture, op. cit., p. 29 (notre traduction). [19] Idem, p. 19 (notre traduction). [20] Idem, p. 14 (notre traduction). [21] La description du paradigme culturaliste est due à Pierre Legrand, Fragments on Law as Culture, op. cit., pp. 27-29 et 32-34. Entre autres, l'auteur caractérise la nouvelle perspective comme „a new form of problem solving". [22] Selon un autre auteur, "[la règle] is encrusted, beyond lexical-grammatical definition, with phonetic, historical, social, idiomatic overtones and undertones. It carries with it connotations, associations, previous usages, and even graphic, pictorial values and suggestions (the look, the "shape" of words)" - G. Steiner, Errata, Weidenfeld et Nicolson, London, 1997, pp. 18-19, apud Pierre Legrand, Public Law, Europeanisation and Convergence: Can Comparatists Contribute?, op.cit., p. 230. [23] Voir, dans ce sens, Pierre Legrand, Le droit comparé, op. cit., p. 22: „le droit apparaît comme un dispositif potentiel sur la base duquel le comparatiste, par son interaction avec lui, construit un objet d'étude tendant à la résorption des points d'indétermination de ce schéma virtuel. Tant la nature que la fiabilité de l'analyse dépendront du répertoire des connaissances du comparatiste sur l'autre culture juridique et de son degré d'attention dans l'exploration de cette culture même ». [24] Michele Graziadei, The Functionalist Heritage, dans „Comparative Legal Studies: Traditions and Transitions", op. cit., pp. 100-127. [25] Pierre Legrand, Public Law, Europeanisation and Convergence: Can Comparatists Contribute?, op.cit., p. 230. [26] Pierre Legrand, European Legal Systems Are Not Converging, dans „International & Comparative Law Quarterly", 1996, p. 52. [27] Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, t.II, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1976, p. 397, apud Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même, op.cit., p. 24. [28] Douglas R. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach: An Eternal Golden Braid, New York, Vintage, 1989, p. 63, apud Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même, op.cit., p. 44. [29] Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même, op.cit., p. 28. [30] Idem, p. 26: „en droit anglais, aucune décision judiciaire ne peut être considérée indépendamment des faits sur lesquels elle a porté. La valeur normative de la décision ne peut pas être dissociée des faits qui la fondent - lesquels, il vaut de le mentionner, ne deviennent toujours des faits fondateurs qu'à la suite d'une interprétation. (...) Toute décision est enchâssée dans des faits qui font partie indissociablement liée à la normativité". [31] Idem, p. 30. [32] Voir à cet égard Kevin Gray at Susan F. Gray, The Rhetoric of Reality, dans „Rationalizing Property, Equity and Trusts: Essays in Honour of Edward Burn", Butterworths, 2003, pp. 204-280 et Peter Goodrich, Reading the Law, Oxford, Blackwell, 1986, pp. 168-208, apud Pierre Legrand et Geoffrey Samuel, Brèves épistémologiques sur le droit anglais tel qu'en lui-même, op.cit., p. 53. [33] Idem, p. 34. [34] Idem, p. 61. [35] Idem, ibidem: „la création de ce monde requiert que le comparatiste invente les conditions d'une pratique de l'autre qui se placerait sous la loi de l'autre plutôt que de s'en tenir à une parole sur lui". A ce même propos, après avoir identifié dans le débat sur le même et l'autre un des points centraux de la comparaison moderne, Ian Ward écrit: „Are we identifying difference, and cherishing it, or are we trying to suppress it, by effective sameness?", dans The Limits of Comparativism: Lessons from UK-EC Integration, J. Eur.& Comp. L. 23, p. 31. [36] David Nelken, Comparatists and Transferability, dans „Comparative Legal Studies: Traditions and Transitions", op.cit.,p. 437. [37] Voir à cet égard Alan Watson, Legal Transplants, University of Georgia Press, p. 107: „the picture that emerges is of continual massive borrowing of rules". [38] Idem, p. 95 (notre traduction). [39] Pierre Legrand, The Impossibility of „Legal Transplants", dans „Maastricht Journal of European and Comparative Law" no. 4/1997, pp. 111-124. [40] L'auteur précité (idem, p. 114) établit que: „the meaning of the rule is, accordingly, a function of the interpreter's epistemological assumptions which are themselves historically and culturally conditioned". [41] Voir à cet égard Eva Hoffman, Lost in Translation, Minerva, 1991, p. 175, apud Pierre Legrand, idem, p. 117: „in order to transport a single word without distortion, one would have to transport the entire language around it". [42] John H. Merryman, David S. Clark et John O. Haley, The Civil Law Tradition: Europe, Latin America and East Asia, Michie, 1994, p. 50, apud Pierre Legrand, idem, p. 119. [43] Voir David Nelken, op. cit., pp. 437-466. [44] La présente section résume Pierre Legrand, Issues in the Translatability of Law, op. cit. [45] Idem, ibidem: just as the „transplant" gives rise to the „untransplantability" of law (...), literary translation gives birth to the „untranslability" of language. [46] Voir Alasdayr MacIntyre, Whose Justice? Which Rationality?, chap. Tradition and Translation, Unversity of Notre Dame Press, Notre Dame, 1988, pp. 370-388: "we can therefore compare and contrast languages in respect of the degree to which some particular language-in-use is tied by its vocabulary and its linguistic uses to a particular set of beliefs, the beliefs of some specific traditions, so that to reject or modify radically the beliefs will require some corresponding kind of linguistic transformation". [47] Neil Walker, Post-National Constitutionalism and the Problem of Translation, sous l'égide de Institute for International Law and Justice, 2003, non-publié. [48] Pierre Legrand, Issues in the Translatability of Law, op. cit.: "literary translation reveals the genuine nature of hospitality, which is that both the guest and the host should be exposed at risk: the guest agrees to put himself in the hands of the host and the host agrees to change his ways in order to welcome the guest". [49] D'ailleurs, la doctrine de droit communautaire insiste que l'effet immédiat du droit communautaire, c'est-à-dire le fait qu'une fois régulièrement né, celui-ci fait partie du droit positif national, ne doit pas être compris dans le sens qu'il devient l'équivalent du droit national. [50] Esin Örücü, Comparatists and Extraordinary Places, dans „Comparative Legal Studies: Traditions and Transitions", op.cit., p. 467. [51] C'est, justement, le cas de l'auteur précité, idem, p. 476 et suivantes. [52] Voir aussi John H. Merrymann, The French Deviation, (1996) 44 Am. J. Comp. L. 109, p. 109, apud Esin Örücü cité supra, p. 476: „socialist legal principles appear (...) to have been at most a sort of temporary superstructure erected on a legal base that was largely Western in character". [53] Dans le sens de Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Editions Denöel, 1970. [54] Nous faisons confiance à ce sujet à Pierre Legrand qui, dans How to Compare Now, Tilburg, 1995, (non-publié), remarque: „self-styled „comparatists", who wish to appear savant, and relish exoticism are mushrooming all over Europe". [55] A cet égard, nous tenons à mentionner deux ouvrages que nous estimons relevants pour notre démonstration. En 1941, paraissait à Paris la 2e édition de l'ouvrage Esquisse d'une théorie générale de la Science du Droit Comparé, par lequel son auteur, Alexandre Otetelişano s'inscrit dans la ligne comparatiste fonctionnelle de son époque, qu'il a le mérite de caractériser avec beaucoup d'objectivité et de manière extensive - entre autres, l'ouvrage passe en revue 12 des opinions les plus célèbres à l'époque. En 1971, 1972 et 1983 paraissaient les trois volumes du Traité du droit comparé de Léontin-Jean Constantinesco, contribution reconnue à l'échelle européenne, qui se plaçait déjà (sans s'en départir définitivement) en désaccord avec l'ouvrage de Zweigert-Kötz. [56] Par exemple, là où la directive écrit « réception de dépôts et ou d'autres fonds remboursables », la loi roumaine écrit « réception de dépôts ». Similairement, si le législateur communautaire procède par énumération illustrative («prêts, y compris notamment : le crédit à la consommation, le crédit hypothécaire, l'affacturage avec ou sans recours, le financement des transactions commerciales, forfaitage inclus»), son homologue roumain y va en résumant de manière plus que concise: «prêts». La concision va encore plus loin lorsqu'il décide d'omettre carrément de mentionner des activités comme «l'intermédiation sur les marchés interbancaires» ou «les renseignements commerciaux», qui figurent, pourtant, dans la directive. [57] A ce point, l'on pourrait soutenir, sans nous tromper, que la culture légale que la norme communautaire connotait, au moment de sa transplantation en droit roumain, comprenait aussi les expériences juridiques qu'elle avait antérieurement engendrées en France ou ailleurs, arrière-plan auquel le législateur roumain n'a, pourtant, prêté aucune attention..
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